On les appelait gratte-ciel quand on était mômes. Fascinés que nous étions par ces immeubles de Manhattan, vus sur des posters, dans les films de Woody Allen, ou que le grand singe escaladait d’un seul doigt. On les appelait buildings aussi. On les nomme tours et elles sont décrites et pour beaucoup d’entre elles, ces tours françaises annoncées ne voient pas le jour : la Tour Signal de Jean Nouvel, en sursis. Sa « tour sans fin », abandonnée. On a aussi en tête le suppositoire nouvellien de Barcelone, bien réel. Et d’autres à Londres, Dubaï, incroyables, à Shanghai ou Rio, pains de sucre en verre.
Les images des deux avions qui, l’un après l’autre, perforent les tours jumelles, déchirant le poster, brûlant une partie du rêve des gens. Sommes-nous dans cet effroi de l’image incrustée en nous, sommes-nous dans les avions ou dans les tours percutées ? À coup sûr dans l’effroi.
Tous les hommes politiques rêvent leur ville. Pour tenter l’élection, il faut une dose de sens des responsabilités et une double dose d’insensé : être en un mot un chouya « fada ». Reste que le maire veut marquer son territoire, lui imposer sa marque. Cela passe par l’identification du premier magistrat à sa ville. Cas pathologique: Georges Frêche, le « Ceaucescu » du Languedoc, faisant appel à Ricardo Bofill pour construire sa ville, grandiloquente, cohérente, monumentale. Variable normale : Mitterrand à Paris et ses grands travaux posant sur la France l’indélébilité de la trace.
Une ville évolue et chaque élu se rêve en marquepage de sa mémoire. Chaque édile négocie entre son esthétique, celle de l’époque et une multitude de résistances (dont celles, physiques, du vent et du sol). Les tours sont un nouveau défi après - dans l’ordre chronologique - les écoles, le tout-à-l’égout, les dispensaires, les quartiers de reconstruction, la spectacularisation des centres et les transports collectifs. Val ou tramway rongent le sol ou font en surface un spectaculaire travelling. Aujourd’hui, les élus rêvent de tours. Cuillandre à Brest veut manhatanniser Recouvrance. Delanoë lutte pour défendre ses IGH monumentaux rompant avec l’échelle hausmanienne. Et à Rennes, se profilent des crobars décoiffants…
Qui va commencer ? Quel maire saura déborder les innombrables comités de défense et les derniers contentieux d’expropriation ? Quel seigneur de quel fief sera en premier vainqueur de ce combat visant à ériger ces néodonjons ? Les habitants des villes craignent leur ombre, ils ont aussi peur des courants d’air et surtout ils ont légitimement la trouille des pannes d’ascenseurs. La verticalité de l’habitat est un défi moderne. Oui certes. Densifier les villes au lieu de ronger ou miter les départements, bien entendu. L’actuelle tension est donc ici, et partout dans le monde, métropolinisante. La ville s’étale et simultanément se verticalise. Les deux mouvements en même temps. Viasilva à l’est, EuroRennes pour jointoyer nord et sud gare.
Depuis la flèche des cathédrales, depuis le clocher de chacune des 36000 communes, la verticalité structure notre regard. Le vertical convoquait le sacré, tendant vers le haut. Vint la Tour Eiffel, monument laïque et publicitaire. Il y a eu les tours de la Défense, et à Rennes Georges Maillols. Sur sa planche à dessin, les escaliers paquebotesques de la Barre Saint-Just, rue de Fougères, et surtout Bourg-L’évêque. Dont les Horizons !
Arrivant de Nantes, plongeant après Bain-de-Bretagne dans la cuvette, on aperçoit au loin un regroupement cubique formant un chapelet discontinu et blanc ! Rennes, ville blanche ! Cubes jetés au hasard par quel enfant ou quel coup de dés ? À gauche, l’alignement de Villejean et tout de suite l’oeil glisse vers la tour des Horizons qui domine, l’Éperon fait une autre sommité et sans qu’on les discrimine autant, la barre de la Binquenais et les cubes du Blosne et ceux de Maurepas. Pour ces derniers, on distingue mieux leur pente géométrique, en venant du nord, de Saint-Malo, avec, dominante, l’église Saint-Aubin, sa masse balourde, le fin campanile de Saint-Melaine et, bien sûr, l’élancement ovoïde des Horizons.
Les Horizons se voient de partout y compris du dedans de la ville. Bien sûr du haut des Lices, le regard y bute mais de toutes les rues parallèles du centre, Nationale ou La Fayette, l’oeil aperçoit toujours un bout des Horizons, ses façades aux courbes répétées, les fenêtres en capsules. Les bien-nommés Horizons font au regard un fil à plomb et crochent l’oeil où qu’il soit, d’où qu’il vienne. Les deux tours tassées de la Cathédrale sont engoncées par la vieille ville dont les Horizons sont le mât. Georges Maillols, a compris que cette ville du fond de la cuvette méritait d’être élevée. Les clochers sont nombreux mais se dressent peu, s’élèvent moins qu’à Quimper Corentin ou à Saint-Pol-de-Léon bien entendu ! La cathédrale ici est ingrate, lovée secrètement dans les tréfonds et les nombreux clochers sont pris en écharpe car Rennes vit en fond de cuvette. Le toit rennais est donc plutôt laïque et séculier d’autant que Les Horizons comme l’Éperon sont des immeubles habités!
Je l’attends. Nous l’attendons ce tendon tendu vers le ciel. Qui osera ? Quel maire vaincra les réticences de ses concitoyens ? Quel architecte donnera ce signal pour l’oeil, ce signe de reconnaissance que d’autres envieront, que certains détesteront, constituant pour ceux de la ville l’appartenance ? Pour ceux qui arrivent, un repère et une énigme ? Arrivant à Royan, il faut être rudement expert pour distinguer à son sommet l’une des plus osées églises françaises (signée Guillaume Gillet) d’après guerre, un émerveillement de lumière et d’acidité lorsqu’on y entre et hante à satiété son volume.
Je me souviens de mes longues promenades à Luang Prabang, capitale historique du Siam, ou à Vientiane capitale politique du Laos. Les arbres y sont toujours plus hauts que les maisons de bambous. Peu ou pas de monuments. Je me souviens de m’être vraiment perdu dans les villes du Laos car aucun signal vertical, sauf quelques stoupas aux écailles d’or, n’aide à la compréhension de l’espace. Seul le fleuve et la distance qui nous en sépare aide à se situer.
Au 38e (Niveau Verrière), je vais boire un verre. Au vingtième (Flèche bleue), là que je bosse. Notez que la majorité des collaborateurs habitent et travaillent au pays, euh, dans la tour ! J’habite au 35 (Niveau Serres), facile à retenir, c’était le n° qu’avait mon département, ah votre dappartement est au 35 ? C’est ça, et la piscine entre douzième et quinzième (Niv. Jardins suspendus, silo vert-bleu). Vous ne sortez donc jamais prendre l’air? Est-ce que les étourneaux de l’avenue Janvier vous rappellent quelque chose ? Vous savez, je me souviens quand j’habitais dans une maison à deux pas du centre, j’ai appris avec quinze jours de retard la mort de ma voisine, c’était en 2011 ! Dans la tour, au moins, on se voit de près dans l’ascenseur, on se parle et pas que météo ! Je préfère que mes voisins de palier n’aillent pas le même jour que moi à la muscu (Niv Grand Air, flèche mauve) mais je les salue à longueur de paliers, de boutiques ou d’ascenseur !
Nous n’attendons surtout pas que les tours qui sortent de terre autour de la gare soient visibles de la Lune mais qu’elles nous en approchent d’une aune raisonnable. Nous envierions une prouesse d’archi, une esthétique nouvelle, un signal fort. Avons déjà en tête ce plan entraperçu de la verte colline enjambant les trains. En rêvons. Avons hâte de ces nouveaux repères. De ces gratte-ciel rennais, cette tour ajoutée à la skyline bretonne. L’identité d’une ville se croise en permanence entre ces marquages architecturaux et l’histoire de chacun des citoyens qui le regardent, l’habitent, le rejettent ou s’y mirent.