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Contributions
#02
« Parents brisés, enfants sans boussole »
RÉSUMÉ > Aux difficultés personnelles (conflits, divorces, deuils, troubles psychiques, alcool…) s’ajoutent pour les familles les difficultés de la crise. Malgré tous les dispositifs de protection sociale, des personnes, de plus en plus nombreuses, perdent pied. Les services sociaux du conseil général sont en première ligne depuis une loi de 2007. Pas facile de connaître, encore moins d’aider ces familles cassées sur plusieurs générations. Parents brisés, enfants sans boussole...

PLACE PUBLIQUE > Y a-t-il des personnes qui vivent à l’écart de la ville ?

ISABELLE DUTAC >
La ville séduit de plus en plus. Mais beaucoup n’ont pas les moyens d’en profiter et la regardent de l’extérieur. Ils sont en marge du système mais ils pensent néanmoins avoir des droits à un bien-être minimal. La demande sociale est très forte. Un grand nombre de familles, de tous horizons, sont assaillies de difficultés dues à la précarité ou à des problèmes familiaux (conflits, divorces, deuils, troubles psychiques, alcool…). Certains usagers des services sociaux très en souffrance nous arrivent en revendiquant sur un mode très démonstratif, agressif, parfois avec menace de suicide en exigeant des solutions immédiates…

PLACE PUBLIQUE > A quoi est-ce dû ?

ISABELLE DUTAC >
Nous sommes dans une société de l’avoir et du gagner plus, de la jouissance immédiate et de la consommation compulsive. Personne n’y échappe. L’Autre est devenu un moyen d’obtenir satisfaction. Cette idéologie fragilise les plus vulnérables, les adultes comme les adolescents. S’ils ne peuvent pas s’adapter ou sont exclus, ils vont mal. Renvoyés à leurs (in)compétences, ils se dévalorisent. Ils sont angoissés, stressés, confortés dans l‘idée d’une faute personnelle, gagnés par un sentiment d’impuissance, d’impossibilité, d’empêchement. Une forme de mélancolie menace. C’est une atteinte narcissique forte. Il est courant d’entendre les travailleurs sociaux dire qu’ils ont affaire à de plus en plus de gens en souffrance psychique.

PLACE PUBLIQUE > Comment cela se manifeste-t-il ?

ISABELLE DUTAC >
Certains se défendent en inversant les rôles : s’ils en sont là, c’est la faute de l’autre. Ils nient leurs responsabilités et se vivent comme rejetés, persécutés. Ou alors, ils s’estiment « victimes ». Victimes de leurs origines, du chômage, de leur conjoint ou de l’assistante sociale. Alors qu’ils ne se sentent plus reconnus, par exemple lorsqu’ils n‘ont plus de statut professionnel, ce rôle de victime leur redonne une place, au moins provisoire. Tous ces malaises se traduisent par des symptômes comme le repli sur soi, la fuite dans l’alcool, la drogue, la somatisation, l’agressivité, l’errance. Beaucoup se disent dépressifs et sont grands consommateurs de tranquillisants et d’anxiolytiques. Les antidépresseurs ou le bonheur à portée de main…

PLACE PUBLIQUE > Comment les connaissez-vous ?

ISABELLE DUTAC >
Certaines familles sont demandeuses d’aide mais d’autres, ne font pas la démarche. Les services sociaux ne les connaissent que par le biais des « informations préoccupantes », les IP, traitées par les services du conseil général, chef de file depuis que la loi du 5 mars 2007 a consacré la primauté de l’intervention sociale sur l’intervention judiciaire. En 2007, pour l’ensemble du département, 2 296 enfants étaient considérés comme en danger ou en risque de l’être. Pas facile d’aller à la rencontre de ces familles. La Dass et l’« assistance publique » ont laissé des traces dans l’inconscient collectif. Les « ogresses » hantent encore les esprits. L’aide n’est pas forcément acceptée d’emblée alors que les politiques en faveur des familles ont beaucoup changé.

PLACE PUBLIQUE > Adultes, adolescents, enfants… Tout le monde est concerné ?

ISABELLE DUTAC >
Ce mal-être touche les familles sur plusieurs générations. Les parents ont vécu des histoires lourdes et souvent chaotiques auxquelles s’ajoutent les difficultés économiques. Les liens mère-enfant ou parent- enfant s’en trouvent gravement perturbés. Les actions sont nombreuses en faveur du soutien à la parentalité et de la médiation des relations familiales, du simple accompagnement éducatif et psychologique jusqu’au placement judiciaire dans le cadre de la protection de l’enfance. Aujourd’hui, en Ille-et-Vilaine, 1 500 jeunes sont en famille d’accueil, environ 600 sont hébergés dans des établissements et 2 000 font l’objet de mesures éducatives à domicile.

PLACE PUBLIQUE > Les adolescents sont-ils plus touchés ?

ISABELLE DUTAC >
L’adolescence est un passage difficile. Elle vit tous les problèmes de manière majorée. Certains jeunes sont « incasables ». L’Oned, l’Observatoire national de l’enfance en danger, estime leur nombre à 2 % des enfants pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance. Il y a vingt ans, un psychiatre de l’adolescent en parlait déjà. Face à ces jeunes, qui ont vécu des traumatismes précoces, l’échec scolaire et présentent des troubles de la personnalité, nous sommes en difficulté. Peu ou pas désirés, mal accueillis dans leurs familles, ces adolescents errent au gré des possibles. Ils s’interrogent sur leur place et le sens de leur venue au monde. Ils questionnent les failles parentales, alertent sur la situation de leur famille ou sont en rupture avec elle. Ils multiplient les passages à l’acte, habitués des conduites à risque et de la déviance. Ils ont une faible estime d’eux-mêmes et se construisent au travers d’une succession d’évaluations négatives qui sont une forme de maltraitance et une source de souffrance. Souvent renvoyés des établissements scolaires avant leurs seize ans, ils sont sans projet au sortir de l’obligation scolaire. Ils vont de stages-découvertes en parcours d’orientation professionnelle.

PLACE PUBLIQUE > Comment réagissent leurs parents ?

ISABELLE DUTAC >
Les parents leur attribuent leurs propres maux. Ils sont pointés par les adultes comme menaçants, opposants, agressifs, ingérables. Le ou les parents demandent parfois un éloignement pour remettre les jeunes « au carré ». Ou le juge des enfants les confient à un service. La tâche est complexe car aucun lien ne tient. Les placements familiaux ou institutionnels sont souvent émaillés d’exclusions ou de fugues. Les symptômes « bruyants » de ces jeunes sont mal tolérés y compris dans les organismes qui ont une mission de soin et de rééducation. Leur mise en sécurité échoue souvent malgré un travail en réseau des institutions de protection de l’enfance, de l’éducation nationale et des établissements de soin. Il nous faut inventer des réponses au cas par cas sans toujours réussir à stabiliser la situation. Ces jeunes souffrent de carences multiples. Leur dérive témoigne d’une perte de sens qui va bien au-delà de la crise identitaire de l’adolescence. Ils apparaissent éloignés, détachés de la réalité.

PLACE PUBLIQUE > C’est une sorte de violence dans laquelle ils s’enferment et dont ils ne voient pas la fin…

ISABELLE DUTAC >
L’exclusion est toujours destructrice. Ils traînent une image de bons à rien ou de rebelles et ils se construisent sur cette identification négative. C’est la loi du plus fort. A leur tour, les garçons se font craindre par la violence. Ils éprouvent leur pouvoir en laissant libre cours à leurs pulsions agressives : détériorations, incivilités, conduites délictueuses. Ils multiplient les comportements à risque. « Ils s’arrachent la tête », « se défoncent ». Vides à l’intérieur, ils cherchent à éprouver leurs limites corporelles, se scarifient, se percent. Les filles se mettent en danger au travers de la sexualité, des troubles alimentaires et des tentatives de suicide. Ces ados ne peuvent ni contenir ni élaborer la violence contenue en eux. Parfois, ils répondent qu’« on leur prend la tête ». Désoeuvrés, aux prises avec l’ennui, la discontinuité des liens et les séparations, ils subissent leur vie. Comment remettre en route un processus qui fera d’eux des sujets responsables et acteurs de leur vie ?

PLACE PUBLIQUE > Combien de ces enfants, de ces adolescents sont-ils placés ?

ISABELLE DUTAC >
Le nombre des placements d’enfants est en constante progression malgré un travail de prévention important : 1 734 en 2002, 2 366 en 2009. Cela doit nous interroger sur nos seuils de tolérance et sur la dégradation des positionnements éducatifs et affectifs des familles. Sans parler de la défaillance parentale qui impose qu’un relais soit pris ou de l’impérieuse nécessité de protéger l’enfant victime d’abus sexuel ou de maltraitance avérée, nous constatons que de nombreux parents ne savent plus se positionner face à leur enfant. Et ce dès le plus jeune âge. Les parents lâchent prise ou mettent l’enfant à une place qui n’est pas la sienne.

PLACE PUBLIQUE > Quel modèle peuvent-ils offrir à leurs enfants ?

ISABELLE DUTAC >
Les valeurs traditionnelles sont bouleversées. Il n’y a plus de repères. Au plan éducatif, il n’y a plus un modèle qui fasse référence, c’est à chacun de chercher les réponses. Cette démarche en soi très positive est extrêmement difficile pour les personnes fragilisées et démunies. Il est douloureux pour les parents de reconnaître les difficultés qu’ils rencontrent avec leurs enfants ; c’est vécu comme un échec quelque soit le milieu social d’origine. Les parents ont souvent peur de mal faire ou craignent d’aller trop loin dans leurs réactions. Ils disent leur incapacité à faire face, se sentent démunis face à un enfant de quatre ans : « Je ne sais pas ce qu’il a », « je ne sais pas quoi faire, il fait des crises ». Les enfants ont des exigences tyranniques envers leurs parents. C’est « tout, toute suite, maintenant ».

PLACE PUBLIQUE > Pourtant, il faut savoir dire non !

ISABELLE DUTAC >
Bien sûr. Mais la frustration a mauvaise presse. L’augmentation des risques d’obésité chez les mineurs est à cet égard édifiant. Certains parents veulent combler l’enfant de bien-être et ils cèdent. D’autres ne posent pas d’interdits par négligence ou laisser-faire, ce qui a des effets délétères sur le développement et le comportement. Cette absence de limites est assez dévastatrice. L’agitation, la turbulence, l’agressivité envers les pairs amènent les parents à consulter. C’est bien souvent l’école qui les y incite fermement. L’hyperactivité est un diagnostic médical mais l’expression est très souvent galvaudée.

PLACE PUBLIQUE > Parents fragiles, enfants sans boussole ?

ISABELLE DUTAC >
Tout à fait. Le soutien à la parentalité est nécessaire pour que l’enfant renonce à sa toute-puissance et se socialise correctement. Il nous faut accompagner le processus complexe du « devenir parent ». Lorsque des parents sont débordés par cette fonction, l’intervention de techniciennes d’intervention sociale et familiale est proposée au sein même de la famille. Avoir des enfants ne rend pas forcément parent.

PLACE PUBLIQUE > L’interdit, n’est-ce pas souvent l’affaire des pères ?

ISABELLE DUTAC >
Nous sommes passés de la toute-puissance paternelle à, dans certains cas, la toute-puissance de l’enfant, soutenu parfois jusque dans ses dérives. Dans certaines familles, l’interdit n’est pas représenté et porté par le père, manquant, absent ou a une mauvaise place, celle de copain par exemple. La mère ne lui préserve pas toujours une place symbolique dans son discours et le discrédite. La question des origines reste parfois floue, l’enfant n’ayant pas été reconnu. Les mères assument seules l’autorité parentale. Les droits et obligations parentales, reconnus par la loi, n’ont pas renforcé l’autorité parentale, mise à mal par la place faite aux droits de l’enfant dont par ailleurs il faut se réjouir.

PLACE PUBLIQUE > La famille a beaucoup changé ?

ISABELLE DUTAC >
Avant, la constitution de la famille précédait l’arrivée de l’enfant. A l’heure actuelle, c’est souvent l’arrivée de l’enfant qui fait la famille. La conjugalité est fréquemment mal établie et la coparentalité s’avère complexe. Les enfants sont de ce fait instrumentalisés lorsque des conflits apparaissent. Leur intérêt propre peut être perdu de vue dans les revendications parentales.

PLACE PUBLIQUE > Comment voyez-vous l’avenir ?

ISABELLE DUTAC >
Les problématiques familiales et sociales se transforment. Les symptômes, ceux des adultes comme ceux des jeunes, évoluent eux aussi. Les pratiques professionnelles et les savoirs s’en trouvent questionnés de même que les règles éthiques. Les modes de prises en charge et les réponses à apporter sont à construire pour mieux s’adapter aux besoins. La collectivité a devant elle une tâche immense en termes de prévention. Auronsnous toujours les moyens de pérenniser cette solidarité ? Saurons-nous relever ce défi pour mieux vivre ensemble ?