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Dossier
#29
RÉSUMÉ > Le commerce électronique bouleverse les modes de consommation. Désormais, les acheteurs font leurs courses avec Internet sous les yeux ou dans leur poche. Une révolution qui bouscule les schémas commerciaux traditionnels. Et remet, paradoxalement, le commerce ambulant au goût du jour.

     Le tout premier hypermarché de France a ouvert ses portes le 15 juin 1963 à Sainte-Geneviève-des-Bois, en région parisienne. Personne n’imaginait alors que ce type de magasins deviendrait un véritable phénomène de société. En une journée, plus de 5 000 clients se sont précipités dans les rayons, profitant du « confort » offert par les quelques 400 places du parking. Au cours des années, les grandes surfaces sont devenues hégémoniques et ont, évidemment, changé la physionomie du commerce de détail. L’origine de cette montée en puissance est à rechercher dans l’évolution de nos habitudes de consommation mais aussi de nos déplacements. Au cours des cinquante dernières années, c’est bien la voiture individuelle qui a façonné le paysage des commerces que nous fréquentons. C’est elle qui a rendu possible l’implantation des enseignes à l’extérieur des villes, offrant l’accès à un foncier moins coûteux et, de ce fait, encourageant le gigantisme des surfaces de vente. Pourtant, c’est sans doute ailleurs qu’il faudra chercher le moteur de la révolution qui va redessiner le paysage du commerce de détail dans les années à venir.

Les pérégrinations du nouveau consommateur

     Bien sûr, les achats génèrent des flux motorisés toujours plus considérables. En moyenne, 60 % des achats des ménages sont effectués en voiture, et jusqu’à 80 % lorsqu’ils se font en hypermarché. Mais les spécialistes raisonnent désormais en termes de chaînage des déplacements ou de pérégrination. Ils désignent ainsi l’enchaînement dans le temps des activités des individus, sans repasser par le domicile. Une approche rendue nécessaire par les modes d’organisation des familles et plus spécifiquement des femmes, qui continuent à jouer un rôle essentiel dans la réalisation des achats des ménages. Plus que jamais, elles doivent jongler entre les temps consacrés à leur activité professionnelle, à leur famille, à leurs achats… et parfois même à leurs loisirs. Comme ces activités se déroulent dans des lieux éclatés, elles cherchent à optimiser leur agenda, en effectuant leurs achats sur leurs parcours du bureau à la crèche ou de la maison à la salle de gym. Progressivement, les déplacements d’achats pendulaires (domicile/commerce/domicile) sont remplacés par ce que le géographe Mohamed Hani appelle des déplacements tangentiels (domicile/travail/commerce/domicile).

     Pour Gérard Cliquet, professeur de sciences de gestion, spécialiste du géomarketing à l’Institut de Gestion de Rennes (IGR), c’est l’une des tendances lourdes de l’évolution des consommations : « gagner du temps devient un élément essentiel dans la vie des consommateurs et ils ne veulent pas perdre ce temps en voiture. Ils ont besoin de commerces sur leurs parcours de mobilité. La grande distribution l’a bien compris. En octobre 2013, il y avait déjà 2 500 drives en France pour seulement 1 700 hypermarchés ! ». Marie, croisée sur l’aire de chargement d’un drive rennais, est une inconditionnelle de la formule : « je n’ai pas mis les pieds dans un supermarché depuis des mois. Je passe ma commande par Internet sur l’heure du déjeuner et le soir je récupère le tout avant de rentrer. Au lieu de m’énerver dans des rayons, je traîne un peu plus au bureau ou je vais faire du sport ». Même si les ouvertures de drives semblent aujourd’hui ralentir – sans doute à cause de marges largement grignotées par la gratuité du service – les enseignes de la grande distribution tablent sur cette envie de gagner du temps pour soi. Cela se traduit aussi dans leur politique de réticulation, de mise en réseau des commerces de proximité. Carrefour, par exemple, est propriétaire de 10 000 points de vente dans le monde, dont nombre de petites surfaces implantées dans les quartiers, à la fois en proximité des consommateurs et sur leurs lieux de passage.

     Mais le véritable changement en matière de commerce vient d’Internet. L’e-commerce est aujourd’hui entré dans une phase de maturité, avec plus d’un Français sur deux « cyberacheteur » et un poids toujours plus considérable dans la distribution. Le phénomène s’est encore accéléré grâce aux smartphones : un français sur trois en détient désormais et l’utilise pour naviguer sur Internet en magasin, pour vérifier les informations données par les vendeurs… et, éventuellement, acheter ailleurs ! « Cela donne un véritable pouvoir d’ubiquité au consommateur. Non seulement il peut acheter n’importe quand, ce qui était déjà le cas face à son ordinateur, mais il peut le faire n’importe où », souligne Gérard Cliquet. Cet objet dans notre poche est en passe de transformer certains magasins en simples showrooms dans lesquels le consommateur vient tester le produit qu’il va, finalement, acheter par Internet. Dans ce nouvel environnement, les acteurs traditionnels du commerce sont obligés de faire évoluer les formats de leurs points de vente en réduisant les surfaces ou en offrant de nouveaux services. Certaines enseignes spécialisées dans les articles de sport, l’équipement de la maison ou les loisirs surfent déjà sur cette tendance et proposent aux consommateurs de venir, dans leurs boutiques, vivre une expérience : tester différents VTT, prendre un cours de cuisine ou rencontrer des écrivains. Pour Gérard Cliquet, « le risque, c’est qu’en devenant des surfaces d’exposition et de démonstration, ces magasins en viennent à faire payer les fournisseurs, à leur louer des espaces. L’impact pour les fabricants pourrait être important. » D’autres enseignes font le pari des magasins éphémères, ces pop up stores qui se déploient en quelques heures dans les centres commerciaux et les rues des grandes villes, toujours dans des lieux de passage. Le consommateur y est invité à découvrir un nouveau produit ou une collection capsule (en série limitée)… qu’il retrouvera ensuite sur Internet.

     Les exigences nouvelles de cette clientèle douée d’ubiquité, consciente de la valeur de son temps personnel et connectée, ne touchent pas seulement la grande distribution. Le commerce de centre-ville va, lui aussi, devoir changer. Avec l’e-commerce, le consommateur a moins besoin de flâner pour trouver le sac, la paire de chaussures ou le livre dont il rêve. Il lui suffit de faire une recherche ciblée en ligne. « La flânerie a toujours été l’un des moteurs du commerce de centre-ville », rappelle Gérard Cliquet. « Si vous supprimez cette motivation, vous l’attaquez frontalement. C’est un problème de société très grave que tout le monde néglige. Imaginez une ville sans rues commerçantes : c’est un véritable cauchemar dans lequel on ne sait plus où est le coeur de la ville. Ce sera particulièrement dramatique dans les petites villes ! ». Pour cet expert, le petit commerce est bien mal préparé à affronter ce changement de mentalité. Il faudra pourtant qu’il développe de la créativité pour pouvoir y faire face : les pop up stores, avec leur capacité à se (dé) placer sur le chemin du consommateur, sont une solution qui demeurera, sans doute, marginale. Mais d’autres pistes pourraient aussi être explorées. Par exemple, en donnant une nouvelle jeunesse au commerce nomade, en réponse au besoin de mobilité des consommateurs.

     La mode des food trucks surfe sur cette tendance. Héritiers des camions de vente de pizzas ou de galettessaucisse, qui s’installent aux abords des stades les soirs de matchs, ils sont tout d’abord apparus à Paris, avant de se répandre dans l’hexagone. On estime que plus de 150 camions-restaurants sillonnent aujourd’hui les rues des villes de France. De grandes enseignes de la restauration mais aussi de prestigieux chefs étoilés, comme Thierry Marx, s’intéressent à la cuisine ambulante, lui conférant ses lettres de noblesses et une toute nouvelle dimension. « Le phénomène n’est pas nouveau : il est présent depuis des années dans de nombreux pays. Mais, au-delà de l’effet de mode qui nous vient des États-Unis, c’est la réponse la plus souple, la plus adaptée aux exigences de mobilité des consommateurs. Les food trucks vont là où sont les clients, sur leurs lieux de travail, ou là où ils se détendent », précise Gérard Cliquet. À Rennes, les habitués du Gourmet vagabond, qui s’installe chaque midi place Hoche, ou du Chaudron ambulant, qui navigue entre la route de Lorient et la rue de Nantes, ne démentiront pas ce constat.

Le nouveau visage de la vente à domicile

     Le développement de la vente ambulante est loin de se cantonner à l’alimentaire. En témoigne la nouvelle jeunesse des Magasins Bleus. L’enseigne n’est pas nouvelle : les camionnettes de l’entreprise installée au Rheu sillonnent les routes de campagne, en Bretagne puis en France, depuis les années soixante. Initialement spécialisé dans les vêtements de travail pour le monde rural, ce type de commerce a longtemps souffert d’une image de marque un peu vieillotte. Ce n’est plus le cas. Après des difficultés importantes au début des années quatre-vingtdix, les Magasins Bleus ont su se développer, malgré la crise. Aujourd’hui, ils emploient 500 personnes dont 400 sont en permanence sur les routes. Pour maintenir cette croissance, ils ont dû s’adapter à une nouvelle clientèle, rurale et périurbaine, où les agriculteurs ne représentent plus que 2 % des consommateurs, diversifier leurs produits et proposer du prêt-à-porter de marque. Leur réussite tient surtout à un maillage serré du territoire. 600 000 foyers sont régulièrement visités par des VRP qui habitent tous sur le secteur qu’ils exploitent. « Aujourd’hui, nous sommes considérés comme avantgardistes car nous représentons une forme de proximité que devra intégrer le commerce du futur, explique Christian Degny, directeur général des Magasins Bleus. Nous répondons à un véritable besoin dans de nombreuses communes où il n’y a plus de commerces et où les clients ne veulent pas se déplacer. Nous sommes porteurs d’un réel lien social pour nos clients ».
    De la grande distribution aux boutiques de centreville, tous les types de commerces devront développer des solutions créatives pour répondre aux nouvelles aspirations des consommateurs en termes de mobilité. Des solutions qui n’existent peut-être pas encore… Il y a dix ans, qui imaginait l’essor du commerce électronique ?