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Dossier
#29
Quatre tendances pour un meilleur design
RÉSUMÉ > L’économie de l’expérience est un concept qui s’applique parfaitement à la question des mobilités. Dans cet article prospectif, Gabriel Plassat explore les pistes qui permettront demain de transformer les déplacements en moments riches et choisis, et non subis et vides. Au coeur de cette approche, la question du design des solutions numériques de mobilités occupe une place essentielle. L’auteur, spécialiste de ces questions à l’Ademe, dégage quatre tendances qui vont fortement impacter les mobilités dans un futur proche.

     L’expérience vécue par chacun en situation de mobilités change sans cesse. Elle participe d’une certaine façon à conditionner nos choix de modes de transports, généralement par défaut. Chaque expérience se vit par la somme brute de contraintes visant à réduire l’usage du mode ou à le taxer. À l’inverse, elle peut bénéficier d’avantages tarifaires, partiellement opaques, visant à soutenir les modes collectifs. Elle est aussi le fruit d’un mélange de plaisir et de danger pour la moto ou le vélo, et bien sûr de critères pseudo-économiques comme le temps, la simplicité, la qualité, la sécurité, ou encore la robustesse.
    Il n’y a aucun architecte de cette expérience, personne n’essaie de la rendre agréable, en se mettant à la place de l’usager. Elle résulte d’une histoire de tensions et d’échanges entre les modes de transports et les pouvoirs publics, industries, collectivités et usagers. Tous ces facteurs, et bien d’autres, conditionnent ce que l’on appelle l’économie de l’expérience. Apparue pour la première fois en 1998 dans un article intitulé « Welcome to the Experience Economy1 », l’économie de l’expérience visait à aider les entreprises à ajouter de la valeur à leur offre de services ou produits.
    Aujourd’hui, rien n’a changé. Les constructeurs automobiles pensent toujours que l’expérience vécue sera forcément excellente grâce à la haute technologie rassemblée, ne voyant pas que dans les bouchons, tout le monde a déjà les yeux rivés sur le meilleur pourvoyeur d’expérience : son smartphone. La conduite n’est qu’un moment perdu. Les passagers arrière quant à eux ne s’y intéresseront jamais sauf dans le jeu vidéo Gran Turismo. Les opérateurs de mobilités intégrées (SNCF, RATP, Air France…) mettent en oeuvre des dispositifs verticaux pour réserver, s’informer, payer, voyager. Conçue dans une approche cloisonnée, l'expérience s'améliore, mais elle demeure en silo. Et en parallèle, les conditions de circulation, de pollution, de congestion ou encore de fiscalité illustrent l’immobilisme.
    Nous sommes figés dans un système de mobilité vieux d’un siècle conçu pour aménager des territoires « vides » avec des ressources illimitées, pas pour maximiser l’usage de ces dernières et offrir de nouvelles expériences de mobilité, de rencontres, ou de travail.

     De façon invisible pour la majorité des observateurs, les citoyens améliorent eux-mêmes leurs propres expériences, sans rien attendre des pouvoirs publics, ni des industries historiques. Utilisant des ressources placées sur des plateformes privées, ils se bricolent de nouvelles mobilités à haute expérience : covoiturage, surtout sur longue distance mais bientôt domicile-travail, autopartage public et entre particuliers, partage d’informations en temps réel, développement d’applications citoyennes pour faciliter le quotidien, notamment dans les transports collectifs. Ces dynamiques bousculent alors qu’elles sont si jeunes. L’accélération n’a pas encore commencé.
    Dans moins de 5 ans, l’open data (au niveau européen et national) mettra des données à disposition dans tous les domaines : transports, santé, pollution, infrastructures… L’Internet des objets irriguera les zones non couvertes pour produire des données inédites, le cloud computing et l’accès direct à des puissances de calculs permettront de traiter ces flux pour produire de nouveaux services, de nouvelles applications. À ce stade, les collectivités et les pouvoirs publics ont un rôle majeur à jouer pour accélérer et permettre ces innovations bottom up (de bas en haut), et pour intégrer ces gisements d’économies dans les offres de transports dont elles ont la responsabilité.

> Première idée : il faudra apprendre à séduire la multitude innovante, externe aux entreprises. À la manière des abeilles, elle pollinisera l’économie de demain2.

     En utilisant des ressources numériques distribuées sur des plateformes, les usagers en retirent des bénéfices immédiats leur permettant de faire mieux et, en même temps, ils alimentent des moteurs d’apprentissage. La plateforme collecte ainsi une partie de la valeur du travail des abeilles3. Hors pour l’essentiel, ces plateformes n’appartiennent pas à des entreprises européennes. Google, Amazon, Facebook et Apple (les fameux GAFA) ont mis en oeuvre les plateformes mondiales (hors Chine) les plus séduisantes. Les gisements d’innovations énormes générés par le numérique sont ainsi capturés et capitalisés par un nombre croissant de firmes multinationales, augmentant au passage l’asymétrie vis-à-vis des citoyens consommateurs. Mais ce nouveau mode de communication est beaucoup plus puissant que les précédents. La multitude s’est imaginée libre, elle devient libre d’être surveillée.
    Le tableau peut donc se résumer ainsi : sous contraintes économiques et opportunités numériques, nos usages et nos expériences commencent à changer. Les effets restent faibles car cela met en oeuvre des évolutions de comportement majeures qui ne sont aujourd’hui réalisables que par une partie des usagers. Ce faisant, ces dynamiques et les flux de données associés nourrissent et renforcent simultanément les acteurs pionniers euxmêmes, les territoires (s’ils se sont configurés pour capitaliser), et les GAFA.

> Deuxième idée : La mise en oeuvre d'une nouvelle plateforme séduisante, puissante, dédiée aux mobilités et ouverte devient un sujet stratégique majeur. Elle pourrait permettre aux utilisateurs d’avoir accès aux données qu’ils produisent. Son design conditionnera sa réussite.

     Depuis plus de vingt ans, le numérique modifie notre perception du monde. Pour le philosophe Stéphane Vial5, « la technique dominante se présente bien comme une matrice ontophanique, c’est-à-dire un moule phénoménologique, produit par la culture et l’histoire, dans lequel se coule notre expérience du monde possible ». Ainsi à chaque système technique correspond une matrice ontophanique du réel. Le numérique constitue le troisième système technique après la bielle-manivelle de la Renaissance, puis la machine à vapeur. « Chaque génération réapprend le monde et renégocie son rapport à ce qui est réel à l'aide des dispositifs techniques dont elle dispose ». Et Stéphane Vial d'indiquer : « Être natif du numérique, c’est proprement être né par le numérique », à travers cette matrice ontophanique d’une puissance inédite, les générations plus anciennes étant issues de matrices datées qui coexistent et se superposent à la nouvelle.
    La maîtrise de la technique dominante doit donc être prise avec le plus grand sérieux, tant son impact dans tous les domaines de la société va se révéler majeur. En conséquence, maîtriser intégralement une plateforme devient essentiel pour récolter nous-mêmes le pollen de nos meilleures abeilles. Les mêmes techniques pourront nous amener soit à l’hyperempire, soit à l’hyperdémocratie.
    Le phénomène numérique bouleverse également le lien social et les relations avec autrui. Ceci est essentiel dans le domaine du transport : communauté d’intérêt autour des solutions de partage (covoiturage, autopartage...), des transports publics collectifs (bus, tram, vélo...), des outils d’informations partagées (Coyote, Waze...). « Pour un individu, les liaisons sociales activables au sein d'un groupe dépendent toujours des appareils qui permettent de les actionner et, en les actionnant, de les phénoménaliser, d'une manière qui porte l'empreinte ontophanique de ces appareils. Autrement dit, nous n'élaborons pas la même culture ontophanique de la relation à autrui, parce que les appareils qu'il est nécessaire de mobiliser pour établir une relation ne sont pas les mêmes. [...] Grâce aux interfaces numériques mobiles, qui font du réseau une réalité ubiquitaire constante, autrui est potentiellement toujours là, dans ma poche, à portée de la main », poursuit Stéphane Vial.
    Ceci explique pourquoi notre smartphone « aspire » à lui tous les services, toutes les fonctions. Et ceci n’est qu’un début. En reprenant les propos de Stéphane Vial au sujet de l’iPod pour les adapter à notre assistant personnel de mobilité (APM) : « l’APM est bien un dispositif phénoménotechnique, c’est-à-dire une forme où se coulent nos expériences de mobilités. Il transforme notre expérience du monde en engendrant une nouvelle ontophanie de la rencontre, du déplacement, des territoires : l’ubiquité totale fluide et légère, sans résistance ».

> Troisième idée : toutes les innovations dans le domaine des mobilités devront être regardées à travers l’ontophanie numérique de notre APM.

La voiture sans chauffeur, la chimère ?

     À la fois rêve, fantasme, utopie, cauchemar, la voiture sans chauffeur rassemble déjà tous ces imaginaires. D’un point de vue technique, la robotisation de la conduite ou encore le salon roulant, ont toujours été des vecteurs marketing : bip au recul, parking automatique, suivi de voiture, régulation de vitesse, évitement automatique, contrôle de la motricité… Ce qui change ici, c’est la suppression du conducteur ou plus précisément la différenciation entre l’acheteur (direct ou indirect) et le conducteur qui n’existe plus. Un siècle de marketing automobile s’effondre. Sauf pour les véhicules haut de gamme, dans ce cas, il ne s’agit que d’une évolution. Pour tous les autres, ce sera une mutation complète.
    Le véhicule robot sera le parfait objet de transport public collectif, individuel, mais également privé, tout à la fois. Les mêmes véhicules réaliseront tous les services de mobilités actuels, et d’autres encore à inventer, du taxi au covoiturage, du bus à la navette scolaire. Quelques milliers de robots gérés en cohorte remplaceront sans problème plus de dix fois leur nombre de véhicules individuels possédés. Les collectivités trouveront là un moyen parfait pour permettre des mobilités individuelles tout en respectant des impératifs collectifs. Des opérateurs de mobilités achèteront et géreront des véhicules de haute technologie, en obligeant à améliorer leur efficacité énergétique, la maintenabilité, la robustesse. L’opérateur rédigera le cahier des charges des véhicules, en achètera de grands volumes et les constructeurs n’auront plus de contact avec les utilisateurs. L’automobile ne sera plus la matrice ontophanique dominante.
    La valeur de ce futur système résidera entièrement dans les algorithmes d’optimisation et de gestion des milliers de robots en circulation. Travaillant sous des contraintes en temps réel complexes, les parcours, les vitesses, les horaires, les tarifs, seront optimisés pour déplacer les usagers et respecter des objectifs territoriaux en matière de congestion, pollution, équité d’accès et aménagement du territoire. Selon les forfaits mobilités choisis, le client verra sa demande anticipée par les moteurs d’apprentissage liés à son agenda, son historique, et le robot lui sera réservé pour son déplacement : pas d’attente ! D’autres rempliront les places disponibles sur des trajets optimisés pour d’autres clients, leur déplacement pourra même être gratuit.

     Google s’est engagé depuis 2005 dans la cartographie avec Google Map, puis Earth, puis l’achat d’Android lui a permis de disposer aujourd’hui d’1 milliard d’objets connectés traceurs, la plupart nomades. Avec Street view en 2007, le groupe californien s’est mis à photographier 8 millions de kilomètres de rues. Et en 2010, Google se lance dans le projet de cybercar. Plusieurs territoires comprennent l’intérêt qu’ils ont à faire rouler ces véhicules : devenir un acteur majeur du processus d’innovation, inventer des nouvelles lois en même temps que s’inventent les technologies et aspirer à eux tous les constructeurs mondiaux.
    Puis en 2011, Google rachète Waze et ses 50 millions d’abeilles contributrices, finance Uber, solution de véhicule avec chauffeur, à hauteur de 250 millions de dollars. Enfin, en à peine quelques mois, Google rachète huit sociétés majeures de robotique dont la fameuse Boston Dynamics.
    La stratégie de Google en matière de mobilité apparaît maintenant structurée en 3 étapes :
Connaissance parfaite du contexte, de l’environnement, des territoires : Google Map, dont la dernière version se rapproche du parfait Assistant Personnel de Mobilité (APM), Street view, Waze puis bientôt Google Glass.
Connaissance des usages réels, des clients : Waze, Google Now, Google Glass.
Mise en forme des besoins pour développer des services de mobilité : Uber puis Google car puis Google Mobility. Ces développements possèdent également des synergies évidentes : plus les applications sont utilisées, plus la plateforme qui les héberge se renforce. Plus Street View améliore la connaissance de l’environnement, plus les cartes seront complètes et meilleures seront les conditions de circulation des robots. Enfin, ces robots utiliseront bien sûr l’intégralité des connaissances cartographiques, mais ils produiront des données actualisées en continu, mettant à jour les photographies de Street View et alimenteront la plateforme.

> Quatrième idée : La position de la plateforme Google dans le domaine de la mobilité ne peut plus être ignorée. Si nous n’agissons pas rapidement, elle va dominer. Mais, elle peut nous inspirer pour nous amener à créer la plateforme ouverte des mobilités.

Quelle sera la prochaine matrice ontophanique ?

     « Les cultures ontophaniques se cumulent plutôt qu'elles ne se succèdent, si bien que nous pouvons passer de l'une à l'autre sans pour autant changer de monde ». D'un côté, le numérique pénètre de plus en plus les objets historiques, comme l’automobile, et de l’autre, le numérique bouleverse l’usage de ces objets.
    L’automobile, « en tant que matrice ontophanique, c’est-à-dire moule phénoménologique, produit par la culture et l’histoire, dans lequel se coule notre expérience du monde possible », va progressivement disparaître. De nouvelles matrices ontophaniques vont la remplacer, plus fluides, plus ludiques, plus sociales, plus performantes.
    Bien sûr, il existera toujours des objets « automobiles », mais ce ne seront que des supports physiques permettant d’y accrocher de la matière calculée et des interfaces. Les expériences que nous vivrons dans le futur quand nous nous déplacerons, dépendront des plateformes dominantes et des applications qui lui sont attachées.
    Le design de ces dispositifs est donc probablement l’enjeu industriel majeur. La perception du réel viendra avant tout de matrices ontophaniques numériques. Ne pas considérer les conséquences philosophiques de la révolution numérique serait une grave erreur, ne pas les enseigner aux acteurs industriels et dans nos écoles, également.