<
>
Initiatives urbaines
#16
Rennes 2040 : Mémoires d’outretombe d’un vieux scientifique rennais
RÉSUMÉ > Que sera Rennes dans 20 ou 30 ans ? Place Publique poursuit sa série prospective. Après la contribution d’Yves Morvan (n° 14) et celle de Guy Baudelle (n° 15), voici le rêve de Jacques de Certaines, scientifique et président d’honneur de Rennes Atalante.

     Beaumarchais a écrit : « Si le temps se mesure par les événements qui le remplissent, j’ai vécu deux cents ans. » Il est vrai qu’il vivait au siècle des Lumières dans les prémisses de la Révolution. Mais moi, j’ai vécu à Rennes une autre révolution, celle des sciences et des techniques, non sans quelques soubresauts se traduisant par des crises économiques particulièrement violentes. Permettez-moi donc, en cette année 2040 et au terme d’une chaotique vie universitaire, de faire avec vous un petit retour sur ce demi-siècle technologique qui n’a pas été un long fleuve tranquille.

     Il faut bien vous rendre compte que ma génération a été la première dans l’histoire de l’humanité à devoir vivre avec la techno-science. Certes il y a eu quelques savants, du vieil Aristote à Einstein, mais on n’avait jamais vécu dans le cyberespace… ni d’ailleurs dans l’espace ! Pour ma génération, les intuitions techniques de Léonard de Vinci ou de Jules Verne qui avaient fait rêver mes parents paraissent aussi anciennes que l’invention de la roue ou de l’imprimerie.
     Cette montée de la techno-science a d’ailleurs induit de violentes réactions de rejet populaire qui se sont notamment traduites par le refus de toute réflexion rationnelle que ce soit sur les OGM, le nucléaire ou les nanotechnologies. Il paraît qu’il est normal que la peur suscite l’irrationnel mais on peut regretter que notre brillant Espace des sciences n’ait pas réussi à contrer cette vague d’antiscience.
     Comment ma bonne ville de Rennes, comme aurait dit Henri IV, a-t-elle vécu cela ? Vers la fin du siècle dernier, le maire de l’époque eut l’idée géniale de positionner Rennes comme une ville-pilote dans les nouvelles technologies. Lors de la campagne des municipales de 1983, il fit annoncer par le Premier ministre, on l’appelait « le gros Quinquin » car il était lillois, la création d’une technopole à Rennes et, en parallèle, la création du Centre de Culture Scientifique, Technique et Industrielle qui devint plus tard l’Espace des Sciences.

     Marier ainsi le développement des entreprises innovantes sur la technopole et l’entrée de l’ensemble de la population rennaise dans la techno-science était un projet sociétal de grande ampleur. Hélas, la technopole Rennes- Atalante et l’Espace des Sciences se sont davantage développés en parallèle qu’en synergie. Conséquence : l’objectif sociétal a été globalement raté malgré le très beau slogan de Rennes, la ville du « vivre en intelligence ». Il n’empêche que la technopole Atalante (trente mille emplois aujourd’hui dont 80% d’ingénieurs et techniciens sur Rennes, Bruz, Saint-Malo et le biopôle de Fougères) et l’Espace des Sciences (50 salariés et plusieurs centaines d’expositions diffusées partout en France) ont été, chacun dans leur domaine, des réalisations considérées comme des références au niveau national.
     Il ne faudrait pas croire aujourd’hui que cette idée d’une technopole rennaise a fait initialement l’unanimité ; mêmes les élus municipaux n’étaient pas tous convaincus. De quel droit se mêlait-on de techno-science au lieu de se limiter à la voirie, aux sports ou à la culture ? Lorsqu’un jeune adjoint au maire réclama en 1984 une « délégation à la recherche et à ses applications », cela fit sourire mais on la lui accorda pour ne pas le contrarier ; il y a aujourd’hui des adjoints au maire délégués à la recherche dans toutes les grandes villes mais Rennes fut la première en France.

     Il y a une trentaine d’années, le président Sarkozy et son gouvernement eurent l’idée de lancer un « Grand Emprunt » visant à localiser les domaines d’excellence de la recherche française et à concentrer nos moyens sur quelques pôles d’envergure internationale. Cette politique témoignait d’une inintelligence de ce qu’est la recherche sur au moins trois points. Il y avait d’abord une surexploitation du concept de « masse critique » ; en fait, elle est ordinairement définie comme la taille juste inférieure à celle de son institut ou de son université, qui permet donc de s’assimiler aux plus grands en méprisant les plus petits. On ne fait pas une politique sur la base d’une prénotion aussi idéologique ; les leçons du vieux Durkheim semblent bien oubliées ! Il y avait aussi une négation de la société de la connaissance qui permet aujourd’hui de travailler dans le cyberespace sans mettre tout le monde dans le même bâtiment.
     Enfin, cette recentralisation autoritaire sur la base d’expertises contestables car politiquement orientées et d’une métrologie pratiquement limitée à la publimétrie, ne pouvait que conduire à un appauvrissement global de la recherche française.

     Mais la vraie raison de cette course à l’excellence était sans doute d’occuper les chercheurs sur des dossiers à faire, défaire, refaire et re-refaire… Ainsi, ils n’étaient pas dans la rue comme à l’époque du mouvement « Sauvons la recherche. » Hélas, ils n’étaient pas non plus à la paillasse ! Le bilan pour Rennes a été plus que moyen malgré, notamment, l’obtention début 2012 d’un IRT (Institut de recherche thématique) sur le numérique du futur au nom très énigmatique de B-Com.
     Un effet négatif a été l’oubli de la chimie, des sciences de la vie (à part la e-santé dans B-Com) et des mathématiques, affaiblissant ces secteurs qui n’avaient pourtant pas démérité. Globalement le grand ouest a été très défavorisé et les chercheurs ont mis plusieurs années à se remettre de cet inutile remue-ménage qui aurait dû être un remue-méninges productif ! Heureusement, la nouvelle politique de re-décentralisation à partir de fin 2012 a rattrapé ces erreurs.

     Un peu avant cette foire du « Grand Emprunt », ce même gouvernement Fillon avait lancé l’autonomie des universités qui eut surtout pour but de faire porter à leurs présidents les conséquences des erreurs et restrictions de budget décidées à Paris par le ministre ! Les deux universités de Rennes, avant leur fusion en 2015, s’étaient aussi engagées dans le PRES « Université Européenne de Bretagne » qui avait hélas démarré avec une lenteur proche de la léthargie. Heureusement, il s’est un peu activé avant 2015, notamment grâce au Schéma régional de l’Enseignement supérieur et de la recherche, et a enfin abouti à une déclinaison universitaire d’une vingtaine d’universités et écoles de Bretagne sur le modèle de l’«University of California» regroupant de nombreux établissements de prestige (UCLA, UCSF, Berkeley…). La fusion avec nos voisins ligériens (c’était avant le retour de Nantes en Bretagne !) a été plus laborieuse donnant lieu à d’âpres discussions entre 2010 et 2020. Pourtant à l’échelle de l’Espace européen de la recherche, Rennes n’était qu’un microbe et Nantes en était un autre… mais deux microbes, quatre avec Brest et Angers, c’est déjà une colonie microbienne et cela peut commencer « à faire mal » !

     Ce même demi-siècle a vu l’intelligence artificielle dépasser celle de l’homme (certains de mes collègues ont fait remarquer que, dans mon cas, ce n’était pas très difficile !). Il a vu l’économie de la connaissance dépasser l’économie matérielle et le nombre de chercheurs en activité dépasser le nombre total de savants depuis les débuts de l’humanité…
     Mais finalement, quelles ont été les innovations de rupture qui font que la vie d’un Rennais en 2040 n’a plus grand chose à voir avec celle de son grand-père en 1990 ?

     Le premier domaine à exploser a été celui des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) dés les années 1970. Grâce à des pionniers visionnaires comme Pierre Marzin, directeur du CNET, et René Pleven, président du Conseil, les télécoms se sont installées d’abord à Lannion puis à Rennes et c’est toute la société de la connaissance qui nous a projeté dans ce cyberespace qu’ignoraient nos pères : vers 2010, 90% des jeunes utilisaient Internet contre seulement 30% de leurs grands-pères et ces jeunes de 2010 sont les grands-pères d’aujourd’hui! Ce sont aussi les TIC qui ont fait entrer Rennes dans l’économie de la connaissance : à la fin du siècle dernier, 90% des portables français et 30% des européens étaient fabriqués dans le grand-ouest.

     Un demi-siècle plus tard, cette production matérielle avait presque totalement émigré vers ces pays que l’on appelait autrefois « émergents » mais, dans le même temps, grâce à la production immatérielle des sociétés de service en informatique, le nombre d’emplois d’ingénieurs n’a cessé de croître à Rennes-Atalante. D’ailleurs, on a assisté à partir de 2020 à une ré-industrialisation de Rennes qui a vu revenir un certain nombre de productions matérielles délocalisées, l’écart de prix de production avec les pays neufs ayant considérablement diminué… même si les grands marchés mondiaux sont maintenant chez eux.

     Aujourd’hui, on ne distingue plus le téléphone, la télévision, la bibliothèque personnelle et l’ordinateur… tout étant « nomade » avec des débits dont on n’aurait pas rêvé il y a même dix ans. Cela a entrainé un recours croissant aux rayonnements électromagnétiques qui ont rendu caduques nos câbles de cuivre et fibres optiques dont on peut encore voir quelques exemples au Musée d’Histoire des Sciences. On s’est un temps inquiété des risques pour la santé liés à ces rayonnements mais la réduction des puissances émises, une meilleure connaissance des effets non-thermiques et des radiosensibilités individuelles (grâce notamment à une équipe de recherche de l’IETR à Rennes), une sécurisation des appareils et l’introduction de cages de Faraday dans nos « vêtements intelligents » ont fait disparaître cette inquiétude sauf chez quelques incurables hypocondriaques.

     Un contre-effet de cette explosion des TIC a été, pendant un temps et jusque vers 2015, un oubli relatif des autres sciences de l’ingénieur, nos dirigeants voyant tout notre salut économique dans les TIC et tardant donc à soutenir à Rennes d’autres domaines et notamment le trio qui révolutionna l’industrie de ce début du 21e siècle : biotechnologies, nanotechnologies et écotechnologies. Ainsi par exemple, la bio-pépinière d’entreprises dont l’idée avait été lancée à Rennes il y a près d’un demi-siècle par l’éphémère commission des Bio-industries n’a été inaugurée qu’en 2014 près d’Agrocampus ! Vingt cinq ans pour faire aboutir un projet de ce type… on n’était pourtant plus à l’époque des bâtisseurs de cathédrales !

     Parlons justement des sciences de la vie appliquées à la santé. Après la révolution des télécoms au siècle dernier, notre début de siècle a vu la révolution des biotechnologies ou plutôt des nanobiotechnologies. En 2040, les diagnostics sont précoces, rapides, moins coûteux, ce qui a notamment pour effet de faire pratiquement disparaître la mortalité liée au cancer. Des nano-puces, parfois même implantées dans l’organisme, peuvent contrôler de multiples paramètres biologiques et les envoyer grâce aux progrès de la RFID (RadioFrequency IDentification) au centre de télé-médecine de rattachement du patient.

     La lutte contre les cancers, maintenant diagnostiqués systématiquement de façon très précoce, ne se fait plus par destruction brutale comme avec la chirurgie, la chimioou la radio-thérapie, mais par une intervention douce dans le mécanisme de reconnaissance immunitaire et d’autodestruction par la voie, aujourd’hui complètement maîtrisée, de l’apoptose (grâce notamment à une équipe rennaise du CNRS). Les nano-vaccins sont maintenant en routine, de même que la télé-chirurgie et la micro-imagerie mais le progrès le plus notable a sans doute concerné les cellules souches : l’ingénierie cellulaire permet maintenant de dédifférencier, humaniser et reprogrammer n’importe quelle cellule pour aussi bien contrer la dégénérescence neuronale que réparer le pancréas d’un diabétique.

     On vit incontestablement plus longtemps mais vit-on mieux et sans maladies ? Les souffrances psychosomatiques n’ont cessé de croître : le corps va bien mais la tête ne suit pas ! Les médecins ne sont pas au chômage : on sait maintenant (presque) tout guérir mais on paie très cher les dégâts d’époques irresponsables ayant imprégné notre terre de pesticides et notre air de nanoparticules. Ce n’est qu’il y a vingt cinq ans, notamment à Rennes avec l’IRSET (Institut de Recherche en Santé, Environnement et Travail), que l’on a vraiment commencé à s’inquiéter des nombreuses pathologies nouvelles induites par notre environnement terrestre, marin et aérien.

     Lors de la campagne de l’élection présidentielle de 2012, un des sujets brûlants fut celui de la production d’énergie. L’on se souvient qu’à cette époque la Bretagne était très déficiente et que Rennes risquait la coupure à chaque période de grand froid. Feignant de confondre énergie et électricité, nos technocrates inféodés à EDF (maintenant disparu comme monopole totalitaire) discutaient à l’infini sur la sortie du nucléaire et les très hypothétiques (d’après eux !) énergies décarbonées.
     Comme le réclamaient les Verts qui ont obtenu la tête du gouvernement en 2024, nous avons réussi en trente ans à sortir du nucléaire. C’était une bonne chose car on s’est aperçu que cette énergie affirmée comme très économique devenait fort onéreuse dés que l’on prenait en compte le démantèlement des vieilles centrales et le retraitement des déchets. Cela ne s’est pas fait sans mal et il a fallu l’exemple de nos voisins du Mené et les grandes manifestations de 2018 pour commencer à ébranler le lobby nucléaire.

     En réalité, cette autonomie énergétique de la Bretagne, et donc de Rennes, s’est principalement faite d’une part sur un vaste programme d’économie d’énergie (surtout dans les transports et le chauffage individuel) et d’éco-construction (grâce notamment au cluster EcoOrigin), et d’autre part grâce aux nouvelles technologies de transport et stockage de l’énergie. Dès 1986, deux chercheurs suisses, Bednorz et Müller, avaient découvert un matériau supraconducteur à haute température critique, ce qui leur a valu le prix Nobel. On se demande d’ailleurs pourquoi Sergent et Chevrel qui ont découvert à Rennes les supraconducteurs à haut champ critique n’ont pas eu eux aussi le prix Nobel ; peut-être Rennes n’était-elle pas à l’époque digne d’héberger un prix Nobel !
     Ces matériaux supra, maintenant à température ambiante, ont été appliqués à Rennes à la construction d’un accumulateur d’énergie cinétique rotative (le Flywheel des anglo-saxons) qui stocke toute l’énergie de la ville et aux liaisons ultra-rapides vers Caen, Brest, Nantes (via l’aéroport international de Bretagne) et Paris par un train à sustentation magnétique.

     Ce ne sont pas les seuls domaines qui font sourire quand on se remémore la technoscience de 2010 : l’électron a cédé la place au photon, les ordinateurs parallèles ont été ridiculisés par les ordinateurs quantiques, les matériaux composites ont remplacé aussi bien l’acier de nos véhicules que le béton de nos maisons, le haut débit de l’époque a laissé la place au très haut débit maintenant accessible à tous (mais cela a pris quinze ans de plus que ce que promettait le Plan numérique breton)…

     Et pourtant, malgré tout cela, la progression saltatoire (par bonds imprévisibles plutôt que par une incrémentation régulière) de notre technoscience est toujours incompréhensible. Comme le disait, il y a bien longtemps, J.J. Salomon, professeur au Cnam, la science reste encore l’institution qui incarne avec le plus d’irrationalité la rationalité de l’Occident. C’est pourquoi il est impossible de prédire où en sera la science en 2100 ; comme avait dit avec humour un ministre de la Recherche, la prospective en matière d’innovations scientifiques et techniques n’est fiable que si elle concerne le passé !