et fragile
Obélix, si tu nous entends… Non pas une évocation d’un nouvel épisode du célèbre Breton en Hispanie… Fraîchement installés avec quelques collègues à l’Hôtel Inout sur les hauteurs de la ville, nous décidons de prendre le métro pour une première immersion du côté de Gràcia. Entre la station et notre hôtel, 1,5 km à pied, dans la « montagne » avec, de temps à autre, des maisons accrochées à flanc de colline. L’hôtel en vue, nous sommes interloqués par une scène entre chien et loup qui nous glace et se déroule sur le terre-plein couvert de pins surplombant la route. D’étranges silhouettes, deux grands animaux entourés de trois petits plongent le nez dans de grandes poubelles. Des grognements… des groins s’extraient : une tribu de sangliers se ravitaillent nullement effrayés par le passage de bipèdes…
Contraste. À la Station Catalunya, impossible d’avancer : dans un grand hall de métro, un groupe compact de gens est installé en cercle et semble mener débat. Indignés? Nous émergeons sur une place complètement colonisée par des abris, des tentes multicolores, des cabanes dans des arbres, des jardinets bordant les fontaines. S’affichent souffrances et espérances sociales, s’étalent des slogans sur des banderoles, se dispersent des tracts sur place. Cet amphithéâtre de toile, hétéroclite et improbable mêle en écho débats permanents, musique, offre des espaces de services - halte garderie, stations de radio, vidéo-conférences, et d’expression aux commissions - éducation, santé, internationale, économie, commission des femmes indignées, alternatives, logement.
Alors va Barcelone, ville à surprises irréductible à quelques clichés ?
La compétition Barcelone-Madrid vient de séquelles de choix dynastiques qui l’ont formatée durant 300 ans. Le royaume d’Aragon (Catalogne) penchait pour un seigneur autrichien tandis que la Castille appela un prince bourbon.
À l’issue de la défaite subie par le premier, les Castillans dominèrent Barcelone en l’encadrant par le château fort de Montjuich d’un côté et de l’autre par une caserne (Ciutadella). Avec le pourtour des remparts non aeficandi, les militaires réprimèrent au canon, jusqu’au milieu du 19e siècle, toute tentative de construction hors les murs. À l’intérieur, la vie prit des allures de cauchemar et dans ces espaces corsetés, les épidémies firent des ravages. En douze ans (1841-1853), l’étreinte militaire se desserra, les responsables locaux et nationaux coopérèrent pour désentasser le réduit urbain. La destruction de la muraille promulguée en 1854 fut assortie d’une concession: conserver sa partie maritime, le château de Montjuïc et la Ciutadella.
Le gouvernement central retint le plan de l’ingénieur hygiéniste I. Cerdà (1815-1876), et l’Extension commença dès 1860. Plan qui prit consistance par la convergence de deux facteurs. Économique d’abord : la réalisation tint à l’indépendance des colonies espagnoles d’Amérique latine qui précipita le retour des colons (les Indianos)… « La fièvre de l’or » s’empara de Barcelone. Urbanistique ensuite, Cerdà en promut la discipline et l’Extension suivit les principes standards de l’urbaniste : largeur de rue (20 m), ilots carrés (113 m de côté), surfaces (1ha 24), arêtes coupées par un chanfrein de 45° pour préserver la visibilité. Ainsi, 550 blocs urbains de 21 m de hauteur maximale, construits sur 7100 m2 chacun virent le jour, extension portée par l’ambition de faire de la capitale catalane une ville « réticulaire, ouverte, égalitaire ». En parallèle, le « remembrement urbain » de 1897 favorisa la cohérence du territoire qui put ainsi accueillir 800 000 habitants dans un contexte hygiénique, moderne et dense.
Une maîtrise d’ouvrage publique et privée avisée porte l’architecture. Au premier rang, on retient les Güell : cette dynastie d’entrepreneurs, leaders de la pensée économique catalane, fit fortune dans le commerce du jute et poussa la ville au rang de « Manchester de la Méditerranée ». De même, l’Institution de la Sainte Famille, fondation du père Manyanet, finança uniquement par donations, l’édification d’un temple d’expiation. Le génie de Gaudi requis par un ami commun, J. Martorell s’enrôla dans l’immense entreprise de la Sagrada Familia.
Maîtrise d’ouvrage surtout de pouvoirs publics barcelonais opportunistes, qui créent ou s’emparent d’événements exceptionnels comme tremplin d’urbanisation et marque identitaire de la cité catalane. Pour preuve, l’exposition universelle de 1888 qui donna un élan décisif au plan Cerdà ; le concours international pour le plan de Barcelone, (1905-1907) ; voire l’exposition universelle de 1929 qui permit d’accueillir des millions de visiteurs, mais également deux grandes réalisations architecturales. Le Palau Nacional qui domine la ville sur Montjuïc dresse une impressionnante toile de fond pour la Plaça Espanya. La seconde, le pavillon de Barcelone, conçu par Mies van der Rohe et manifeste emblématique du mouvement d’architecture moderne. Est-il encore besoin de rappeler les Jeux olympiques d’été de 1992 qui furent l’occasion d’investir un espace inoccupé : le bord de mer ?
La séduction de Barcelone ne tient pas seulement aux successions de chocs émotionnels qu’une visite touristique bien conduite permet de séquencer, mais aussi à quelque chose de beaucoup plus indéfinissable : le sentiment de plonger dans un lieu de caractère, hanté par des génies bienfaiteurs qui inspirent encore des solutions urbaines inédites et réactivent du plaisir de ville.
Peut-être est-ce cette compétence collective et durable qui caractérise ceux qui – décideurs, concepteurs et destinataires de la ville, oeuvrent à l’établissement humain adapté. Tour de force réussi par une mobilisation des maîtrises professionnelles pour magnifier les ressources limitées en espace, en ressources telles que l’eau dont la ville dispose.
Génie collectif, les générations catalanes auraient-elles suivi l’injonction de Diderot : «que ceux qui réfléchissent daignassent s’associer à ceux qui se remuent… que tous nos efforts se trouvassent réunis et dirigés en même temps contre la résistance de la nature ». Car cette étrange magie qui opère sur le visiteur tient sans doute en ce que, de divers points naturels ou bâtis, des observatoires nous offrent à vue d’oeil l’épure d’un tableau. Site qui se compose d’un grand rectangle cadré par deux masses naturelles puissantes, la mer côté sud-est et en parallèle, au nord-ouest, la montagne Tibidado, écran visuel rocheux qui gomme tout arrière-pays.
La commune trouve des frontières naturelles en deux fleuves aux lits parallèles, Llobregat et Besos qui se jettent dans la mer. Ces limites abruptes ont probablement, par la médiation des contraintes foncières et des coûts que cela induit, incité à la restriction. Sans doute que cette compression urbaine et cette compacité satisferaient aux canons de la ville écologique d’aujourd’hui.
Antidotes au repli dans les îlots, offres de liant entre équipements, ces espaces publics stimulent la dignité et l’urbanité du citoyen. O. Bohigas, l’architecte barcelonais des Jeux olympiques, les a développés car « les rues, les places et les espaces ouverts constituent le coeur des villes ». N’est-ce pas cette cité qui a réinterprété sur des variations séculaires les cours urbains pour inventer la rambla, type original d’espace urbain ? Ces voies publiques – on en compte une quinzaine aujourd’hui, se composent de deux chaussées latérales pour les roues, et d’une généreuse promenade centrale pour les foules de piétons. Cette foule se déverse par les portes d’accès, telles des stations de métro et se trouve ralentie ou fixée par des kiosques, des terrasses… Ainsi les ramblas collectent et concentrent une part importante de la vie urbaine barcelonaise.
L’importance des parcs et jardins apparaît paradoxale dans une ville à l’espace rare, soumis à forte concurrence d’utilités. Pourtant, les responsables n’ont cessé depuis l’Extension, d’essaimer de la verdure dans le tissu urbain. Entre les grands parcs (Güell, Montjuïc…) et les alignements d’arbres, s’insinuent d’autres parcs intermédiaires, comme celui de Poblenou. Conçu par Jean Nouvel, ce parc à quelques encablures de la tour Aqbar (Aguas de Barcelone, 2003) fut livré aux usagers en 2008. Jardin urbain de 5,5 ha, il accompagne un boulevard et invite à se distraire de l’agitation urbaine environnante. Cactus, bougainvilliers, et palmiers… la sensation de fraîcheur luxuriante d’une verdure débridée apporte ici une aménité certaine. Elle couvre de son ombre tutélaire une station de tram, un segment de trottoir ou de boulevard tout en offrant un écran acoustique suffisamment poreux pour inciter à s’installer dans le mobilier voulu par l’architecte. Marque de fabrique de Barcelone, ces parcs intermédiaires jouent de leurs gammes : murets, bancs, murs, escaliers, marches… pour souligner des séparations, marquer des dénivellations, autant de frontières qui incitent les passants à se ranger eux-mêmes selon qu’ils s’avèrent affairés, vibrionnaires ou aléatoires.
Que dire encore de ces placettes, de ces larges trottoirs qui selon les heures prennent des allures de salons urbains où les habitués renouent conversation, de haltes bienfaisantes pour les visiteurs ou de cours d’école et d’espaces de jeux sous le regard des parents venus accueillir leur progéniture à leur sortie des classes ? Mais, audelà, il importe de scruter l’avenir de cette cité où les questions posées restent redoutables.
Le Panthéon urbain, c’est encore loin ?
Barcelone est-elle menacée d’être engloutie dans le gouffre qui se creuse ? Le mal-être rongerait-il secrètement nombre de ses habitants? La crise lézarderait-elle la cité, et le génie architectural qui fit chanter les murs, inspirant une harmonie chorale retiendrait-il encore du désenchantement ?
On lira dans le changement de parti arrivé aux responsabilités à l’Hôtel-de-Ville en 2011 un symptôme ambivalent : souffle démocratique de l’alternance et fin de contrat de confiance pour des élus qui avaient montré, 30 ans durant, leur capacité visionnaire. Barcelone subirait-elle le souffle de l’explosion de la bulle immobilière ? L’effondrement des industries traditionnelles appliquerait une triple peine à la cité : les 20 % de chômeurs dans le pays s’amplifient, dans un poligono comme la Mina, pour toucher 25 % d’habitants. Punition : quelques barons de l’industrie, propriétaires de l’immobilier industriel cherchent à s’en débarrasser en spéculant quand la population souffre d’une perte mémorielle insoutenable, ou encore l’héritage Cerdà de 784 petites maisons de ville, du Bon Pasteur menacé d’être sacrifié sur l’autel du « Plan municipal de Remodelacion ».
Autre cause de souffrance : l’impossibilité pour la jeune génération d’accéder à la propriété d’un logement quand la politique franquiste avait permis à 90% d’espagnols d’être propriétaires. Scandale d’autant plus insupportable qu’à la période Azenar, incité par les aides européennes, on a construit à tout va pour laisser aujourd’hui un parc d’1 million de logements inoccupés en Espagne ! Faut-il ajouter la gentrification qui expulse les classes les plus modestes au bénéfice des bobos, sur Barcelonetta par exemple? Pourtant, le plan habitat fixe à 3 500 logements/an le niveau à atteindre pour satisfaire à l’évolution naturelle. Challenge qui impacte la forme urbaine. Après la monumentalisation et l’occupation périphérique, « l’acupuncture » urbanistique opérée par 12 équipes dans les quartiers, comment faire : bourrage interne, installation de tours, Aqbar et ses répliques vers Forum témoigneraient de choix arrêtés, îlots aux formes nouvelles ?
Barcelone ville ouverte au monde ? Devenir le hub portuaire de la Mare Nostrum, ne l’exonère pas d’une amélioration de l’accessibilité terrestre. De gigantesques travaux pour réaliser le couloir ferroviaire-métro-bus de trois kilomètres éventrent le Nord de la métropole qui accueillera bientôt la nouvelle gare TGV de Sagrera la reliant à Perpignan. Et le ravissement déclenché par l’emprunt du pont Calatrava, publié dans toutes les revues d’art du monde pour franchir la déchirure béante, ne distrait pas des désagréments que les travaux induisent dans les fonctionnements urbains quotidiens. À la mise en service, les Barcelonais qui à 25 % utilisent la ville et la traversent à 75 %, pourront espérer une amélioration de leur sort par une décrue des circulations en surface. Le tunnel de 5,1 km ouvert en juillet 2011, reliera les gares Sagrera et Sants (Ouest), en passant à 40 m sous la Sagrada. Ces facilités déverseront de plus en plus de touristes et rendront plus aigües encore les questions posées par la cohabitation des actifs et des touristes : surtout quand la ville se trouve submergée par l’afflux d’Européens venus là pour se défouler les week-end en se laissant aller à toutes les intempérances.
Les responsables Barcelonais ont engagé pour faire face aux demandes d’habitants une profonde modification de statut d’occupation des îlots Cerdà. Privés, ils permettent aux habitants de bénéficier d’un repli domestique face à l’intensité urbaine. Aujourd’hui, l’ambition vise à récupérer ces coeurs d’îlots pour une affectation publique : introduire des commerces, des jardins ouverts sur la rue… Est-ce démagogie utopiste ou effet de mode ? La prudence face à l’avenir incertain inciterait au moins à traiter les choses en ayant le souci de la réversibilité.
Laboratoire urbain, Barcelone a su tenir un cap qui l’a placée dans l’avant-garde urbaine. Cette ville se réinvente tout en explorant les potentialités qu’offrent ses points d’appui architecturaux et urbains légués par des prédécesseurs éclairés. De nouvelles perspectives se définissent pour Barcelone, non seulement des politiques environnementalistes audacieuses (Agenda 21), mais aussi de nouvelles frontières, car l’avenir se projette bien au-delà des rives du Besos et du Llobregat.