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Initiatives urbaines
#09
Rêver la ville La promesse écologique doit s’inscrire dans l’histoire
RÉSUMÉ > En clôture des rencontres nationales des agences d’urbanisme, les 19, 20 et 21 octobre, le sociologue Jean de Legge, directeur de la communication de Rennes Métropole, s’est interrogé sur les conditions d’élaboration commune de la ville de demain. Dès lors qu’il s’agit d’avenir et de désir, on quitte le présent et le réel pour entrer dans un univers de représentations, c’est-à-dire dans un imaginaire à partager. C’est sur les conditions de production de cet imaginaire qu’il attire ici notre attention.

     On assiste à une nouvelle façon de penser la ville. Les habitants, eux aussi, ont largement intégré les enjeux écologiques. La nature doit gagner la ville. On se prend à penser la ville dans la campagne. L’adhésion de chacun aux propositions de développement urbain dépend de l’ampleur de la naturalité qu’il peut y projeter.

Nous avons créé un imaginaire du développement durable. La ville rêvée est une ville des corps heureux, on y vit en forme et en osmose avec le milieu. On n’en est plus aux parcs et aux jouissances de l’enclos. La ville de demain doit donner à voir et à vivre de la nature. Il y a de l’eau et des berges, de la faune et de la flore, des paysages composés alliant plantes et bâti. La mobilité est douce, c’est une circulation de vie, symbole de la liberté d’aller et venir au rythme de ses désirs et du temps de la ville. La ville propose du bien être et de la lenteur dont naîtront une nouvelle convivialité, une nouvelle urbanité relationnelle.
     Cette représentation du milieu urbain suggère une symbiose entre biodiversité naturelle et biodiversité des individus, des âges, des cultures, comme si la biodiversité humaine était un milieu avec son ordre et sa dynamique propre. Cette mutation de l’image de la ville, de nature anthropologique, a des conséquences sur la conception même du pouvoir dont le rôle pour les habitants est désormais d’organiser l’écosystème, c’està- dire d’assurer l’équilibre de ce nouveau milieu urbain.
     La modernité décidément n’économise pas les oxymores : après le développement durable, voici venir les centralités périphériques, la ville naturelle, la métropole lente. Les nécessités du développement durable ne sont pas en cause: toute proposition urbaine doit désormais en porter les marques mais, si cette condition est nécessaire, elle n’est pas suffisante parce que le monde ne commence pas demain et parce que la promesse écologique, pour être forte, doit s’inscrire clairement dans les histoires sociales et politiques des territoires.
     Les métaphores de la ville-lumière et de la ville-monde restent d’actualité. La ville est notre avenir parce qu’elle est un lieu de manifestations, de rencontres et de luttes, de liberté et de transgression, de rupture et d’innovation, bref la ville est un lieu où se jouent du pouvoir et de l’histoire. Le futur n’est pas une promesse de volupté urbaine a-historique mais la continuation d’une histoire locale à laquelle chacun d’entre nous appartient et dont chacun d’entre nous est le relais, le porte-parole. C’est à partir d’une mise en perspective du territoire qu’un avenir peut se partager. C’est sur cette perspective que se fonde la responsabilité politique qui est chargée du principe d’héritage, celui qu’on trouve et celui qu’on laisse.

     Pour partager l’enjeu de l’avenir de son territoire il faut y appartenir. Le déficit des identifications nationales créent un retournement vers des identités alternatives, notamment régionales et locales. L’équilibre entre les systèmes d’appartenance nationale et locale semble modifié. Au national la crainte de l’avenir, au local la réussite de la vie réelle; au national la dérision de la politique, au local les marques de la modernité.
     Cette demande d’appartenance locale rentre en résonance avec la nécessité du marketing territorial où, pour exister dans la compétition des territoires, pour être présent sur le marché de l’attractivité économique, touristique et résidentielle, il faut caractériser les spécificités locales. Plus la mondialisation accélère les flux et suscite les concurrences, plus les territoires doivent mettre en scène des contenus d’image, forts, spécifiques, non délocalisables. À telle enseigne, si l’on ose dire, que les villes se mettent aux stratégies de marque: « Only Lyon », « B Berlin » ou « I Amsterdam », « Edinburgh, inspiring capital » ou plus près d’ici « Saint-Nazaire Audacity Port d’attache ». L’objectif est de donner à voir de la particularité, de demander aux habitants et acteurs économiques d’y souscrire et de la colporter.
     Il s’agit moins en réalité de s’interroger sur les identités locales que de trouver les moyens d’intégrer les territoires et leurs habitants dans les flux nécessaires à leur vie sociale, culturelle et économique. Cette introduction dans les flux d’aujourd’hui est une exigence inséparable de la construction d’une appartenance territoriale dynamique et ouverte sur le monde. Bref, dans un contexte de concurrence des territoires, il y a un enjeu de fabrique des appartenances.
     Le local est le lieu de l’attache au double sens du mot, physique et affectif. Il s’agit d’ouvrir l’attache physique des habitants aux mobilités professionnelles, touristiques et culturelle et de construire une attache affective qui intègre et exprime une réalité du territoire.

     Pendant ces rencontres, il a été question de cohésion sociale, voire de lien social. La fortune de cette expression souligne qu’il s’agit de faire coexister des particularités, des individualités, des individualismes, des cultures, des âges, des origines. En effet, si l’on parle aujourd’hui moins d’intégration et plus de cohésion, c’est qu’il ne s’agit plus de se fondre dans un tout normé, il ne s’agit plus de renoncer à soi pour être comme les autres, mais au contraire de vivre ses particularités.
     Que l’on ait cette vision positive des valeurs attachées à la liberté individuelle ou que l’on ait une vision plus pessimiste et que l’on déplore les stratégies d’évitement des groupes sociaux les uns par rapport aux autres, la force des logiques d’entre soi, l’éclatement des habitants en juxtapositions de tribus volatiles, de toute façon les exigences de cohésion sociale nécessitent une prise en charge d’une vision collective du territoire. Cette vision collective c’est le sens d’un lieu et la possibilité pour chacun de s’y retrouver.
     Une communauté tient toujours sa cohésion d’un point d’inactualité; « seul l’irréel fédère » et on peut poser avec Régis Debray la question provocatrice: « Que deviendrions- nous sans le secours de ce qui n’existe pas? ». Il s’agit en effet de construire un imaginaire local, c’està- dire une culture en partage.
     L’homme civilisé est celui qui dialogue avec les morts, dit-on. Le rapport au temps est la clé de la dimension culturelle du récit d’appartenance à construire. Il doit s’agir d’histoire pour l’avenir. L’histoire assure une identité, l’histoire et la géographie caractérisent le territoire face à l’internationalisation de l’économie et des modes. L’histoire participe largement à cette marque du territoire, dans le sens urbain, culturel et commercial du mot. Encore faut-il que ce rapport au temps soit un rapport d’épaisseur biographique et non de nostalgie.

Caractériser le territoire pour créer une culture partagée

     Le géographe Patrick Poncet parle des temporalités de la mondialisation et montre qu’elle installe deux vitesses de référence, la vitesse infinie – simultanéité fonctionnelle – et la vitesse nulle – éternité: les flux financiers et internet d’un côté, le stock du patrimoine de l’autre; l’instant et le patrimoine deviendraient les deux bornes temporelles de la mondialité.
     Mais le patrimoine n’est utile que s’il participe à une histoire sociale qui continue. Il ne s’agit pas d’un stock de temps mort à opposer à la vitesse du présent ni d’une collection de souvenirs. Il est un élément vivant de caractérisation d’un territoire confronté à la concurrence mondiale et à la « world culture ». Il s’agit de promouvoir en quelque sorte ce qui est indélocalisable et d’être attentif à ce qu’on pourrait appeler, pour paraphraser Pierre Bourdieu « le capital culturel » des villes, c’est-à-dire un capital symbolique distinctif, nécessaire à la prise de l’appartenance locale.

La qualité du récit n’est pas indépendante de la qualité du lieu

     L’enjeu du passé n’est pas la nostalgie mais au contraire la possibilité de se penser dans une histoire et donc dans l’avenir. Il s’agit aussi et peut être d’abord, de lecture de la ville, de ses murs et de ses espaces, de son architecture et de ses paysages. La préservation patrimoniale ne peut donc en conséquence se juger seulement à la valeur historique intrinsèque du bâti. Le patrimoine historique mais aussi le petit patrimoine vernaculaire participent au plaisir de voir le temps que contient la ville et témoignent de son histoire sociale.
     Ce passé accueille les constructions et aménagements d’aujourd’hui qui doivent être capables d’enrichir et de dynamiser le « tissu narratif » de la ville. Elles sont alors la preuve que l’histoire continue, pourvu que ce qui se construit puisse, à son tour faire signe et patrimoine. Pour cela la ville, en opposition aux risques de la banalité et de la standardisation du bâti, doit continuer d’apparaître unique. La qualité du récit tenable n’est pas indépendante de la qualité du lieu.
     Le récit local n’est pas interchangeable. La ville et son histoire doivent « faire lieu comme on fait société » nous dit Olivier Mongin. C’est dans ce lieu qu’il s’agit de tisser un fil rouge entre le passé, le présent et l’avenir, c’est dans ce lieu que sera proposée une façon particulière de vivre ensemble.
     Notre rôle est d’insérer ce que la ville dit d’elle-même dans le récit d’une société en mouvement; il sera de proposer une biographie urbaine à comprendre et à continuer. L’histoire à raconter est donc une histoire d’hommages et d’avenir, une histoire qui n’exclut personne, une histoire locale exprimant une cohérence et une proximité aux valeurs des différents groupes sociaux. Il s’agit de cohésion sociale c’est-à-dire d’une composition ou d’un assemblage autour de la ville comme texte et scène.
     Loin de la quête impossible de racines, il s’agit de produire de l’événement et de la perspective. Le récit urbain est une histoire du temps, il se développe avec une référence à hier pour faire comprendre aujourd’hui et partager les affaires d’avenir et s’ouvrir au cosmopolitisme et au métissage des métropoles modernes.
     C’est un récit d’inclusion de toute la topographie sociale, il est indispensable et il est politique. En effet le paradoxe de ce récit à construire, c’est qu’il s’agit d’une historiographie pratique dans un jeu en définitive assez ouvert, tant il est vrai que l’identité d’un territoire, pour une bonne part, se forme par les questions qui sont prises en charge et autour desquelles s’organise une mobilisation.

La communication n’est pas une didactique

     Ville désirée. Le désir ne s’apprend pas, le désir ne relève pas de la pédagogie. Le désir est affaire de représentations et d’imaginaire. La communication ne peut se réduire à expliquer une opération ou une Zac. L’adhésion de la population ne peut se construire seulement dans le dialogue entre logique d’aménageur et logique d’usage. Elle nécessite de construire et partager une culture locale. Il faut que nous proposions, que nous inventions notre reflet commun. Cela veut dire partager des regards et des références, exemplifier des méthodes, sélectionner des héros, bref proposer du signifiant. Ce travail permet de dégager une éthique de territoire, c’est à dire une estime de soi dans son territoire.
     Cela n’annule pas que l’espace civique ait besoin de contradictions. Aux citoyens de veiller aux risques des vérités officielles et des discours dominants, y compris ceux que nous produisons avec conviction et par nécessité.