<
 
Rennes des écrivains
#32
Jean-Louis Coatrieux :
tout se passait au grand air
RÉSUMÉ > Dans une autre vie, Jean-Louis Coatrieux fut un scientifique. Un chercheur de haut vol dans le domaine de l’imagerie médicale. Ce qui lui doit de ployer sous les distinctions internationales dont la liste, impubliable ici, accompagne une ribambelle de publications pointues. Né en 1946, Breton de racine, il devint docteur es sciences en 1983 à Rennes 1, puis directeur de recherche à l’Inserm, créant et dirigeant ensuite pendant vingt ans le Laboratoire du traitement de l’image et du signal de l’université de Rennes 1.

     Il fut pionnier dans le domaine de l’imagerie médicale en 3 D, de la vision par ordinateur, de la thérapie guidée par l’image, autant de progrès technologiques qui nous sont aujourd’hui devenus familiers.
    Mais à entendre Jean-Louis Coatrieux ce qui importe dans sa vie, depuis toujours et encore plus aujourd’hui que sa carrière scientifique a trouvé son aboutissement, c’est l’écriture, c’est la littérature, le travail sur les mots et sur la phrase. Coatrieux n’est pas un scientifique qui écrit, il est un poète qui excella dans la science, ce qui est loin d’être incompatible. Ces dernières années, le rythme de publication de ses livres s’accélère.
    Depuis 2008, on lui doit une dizaine de titres, très souvent édités à La Part Commune et régulièrement associés aux oeuvres de son ami de toujours, le peintre rennais Mariano Otero. Des livres où il paie sa dette à des écrivains admirés : Grall, Guillevic, Guilloux, Perros, Robin, Segalen (à les entendre parler, 2011), Himket, Garcia Lorca, Neruda (In absentia, 2013) ou encore Marie Le Franc (Appelons-la Marie, 2012). La Bretagne fait aussi partie de son inspiration (L’intérieur des terres, 2008). Cela va jusqu’à exprimer des convictions sur l’avenir de la région comme dans l’essai collectif paru l’an dernier chez Apogée : Secoue-toi, Bretagne !
    Émerge chez Jean-Louis Coatrieux, au fil des titres, une veine plus intimiste, plus fictionnelle aussi, comme en attestent les deux livres qu’il publie en cette année 2014 : Quand le corps fait défaut (voir notre compte rendu dans Place Publique n° 31) et Là où la rivière se repose, un « premier roman » dont nous parlons dans le présent numéro de Place Publique. Dans le texte que nous lui avons demandé pour cette rubrique « Le Rennes des écrivains », Jean-Louis Coatrieux nous plonge dans l’après-68 tel qu’il l’a vécu dans cette ville, un moment d’effervescence littéraire et politique où il devenait possible, fût-ce au prix de quelques illusions, de tout réinventer.

     J’arrivai à Rennes sans connaître la ville. Nous l’évitions soigneusement dans les allers-retours Paris-Bretagne avec mes parents, préférant une route Nord laissant parfois entrevoir la mer. Guillevic et Le Quintrec ne m’en avaient pas dit grand-chose. Une géométrie des plus simples coupée d’Est en Ouest par la Vilaine, un relief à peine dessiné par quelques perpendiculaires pavées montant des quais. Je m’étonnai de m’habituer si vite à un dictionnaire des rues mélangeant des figures publiques pour moi inconnues. Il se disait de Rennes qu’une ville bourgeoise de province ne pouvait que dormir sur son histoire, une vieillesse parlementaire acceptée en somme. Une ville à saluer d’un coup d’oeil seulement, passage obligé pour beaucoup avant ou après la Bretagne, avec cette propension à s’étaler dans la plaine et ce refus têtu de prendre de la hauteur. Les Horizons faisaient exception.
    Ce n’était pas un choix par défaut. J’allai y trouver, sans le savoir alors, une vie furieuse de mouvements littéraires, incompatibles au point de ne jamais se côtoyer autour de bières brassées, vigoureusement secouées par la politique. Il fallait choisir son camp et mettre en scène avec fracas les divergences, casser cet ordre chronologique des biographies établies et des romans convenus. Une vie bouillonnante d’étudiants plus frondeurs que turbulents se réinventait en courant après mai 68. Certains y voyaient un galimatias révolutionnaire pour des noms de plume et d’emprunt, tous très civilement bretons ou adoptés pour l’occasion. Les autoportraits devenaient des personnages d’écriture, des habitués aux entrées en catimini et aux sorties explosives. Les « formes » littéraires étaient, tour à tour et suivant le lieu, amplifiées ou atténuées, voire tout simplement niées dans leur existence. Les écrivains se regardaient écrire en s’envoyant des messages de loin.

     Nous avions décidé avec quelques amis de créer un groupe poésie-théâtre et d’y jouer, ou en faisant semblant compte tenu de nos modestes talents, Obaldia, Prévert, Michaux et d’autres très à l’aise dans ce grand oral des mots. De la poésie sans frontières à une époque où le monde comptait les blessures qu’il s’était faites et sans s’arrêter pour autant. Nous accrochions leurs noms aux maisons des jeunes à Maurepas et à La Paillette, jusqu’à la Maison de la culture, cette invention d’André Malraux que j’attribuai sans vergogne au meilleur de Louis Guilloux. Des musiciens, des chanteurs interrompaient parfois nos répétitions et s’invitaient dans nos conversations. Rémi Chauvet, alias Myrdhin, François Budet, Gérard Delahaye en étaient. Nous avons dû croiser pour une brève passagère l’Alan Stivell débutant.
    Nous occupions le plus souvent la salle de spectacle à Maurepas où nous donnions de la voix, un piano à queue et quelques guitares en accompagnement, quand Mariano Otero disposait tout à côté d’une salle remplie d’élèves totalement silencieux. Le temps de l’atelier des trois – lui, son frère Antonio et Clotilde Vautier s’exposant collectivement – à peine initié avait disparu. Une cicatrice jamais refermée. De là date notre amitié, depuis renouvelée par les livres dans un chassé-croisé de textes et de peintures. Mariano amenait la République espagnole, celle de Machado, Lorca, Alberti, tous ces noms gravés sur du Goya pour moi, du Picasso pour lui. Un temps d’affiches travaillées à la main pour la mémoire du Chili, d’Argentine et d’ailleurs, des sérigraphies maladroitement tirées et des collages un peu partout en ville.

     La littérature avait ses bonnes et mauvaises soupes, comme elle les a toujours, celles des combats enflammés du moment comme celles d’une patine ancienne déjà près d’être oubliées. Ne la croyez pas sur parole, son innocence est feinte. J’appris ici que les livres de grande presse peuvent être trompeurs et qu’il est préférable souvent de pousser les portes de guingois ou de se faufiler dans des ruelles moins fréquentées. Ainsi, la rencontre avec Georges Perros que nous avions organisée avec la librairie Le monde en marche de Noël Trastour, rue Vasselot, a servi de révélateur à cette distance qu’il convient de mettre avec le présent trop vite écrit. Nous n’étions pas très nombreux, certes, pour l’écouter parler de son ignorance des grands crus littéraires et de son attachement au théâtre de Gérard Philippe. Les papiers collés de Braque et Picasso reprenaient vie sans en avoir l’air dans ses mots de « noteur » littéralement affamé.
    Il suffisait de traverser la rue pour tomber sur un Claude Vaillant toujours accompagné dont la stature en imposait sans qu’il ait besoin d’ouvrir la bouche. Il avait cette allure rabelaisienne et ce ton tonitruant qui l’éloignaient de l’école de Rochefort découverte avec René-Guy Cadou mais il nous impressionnait à être publié chez Seghers et Rougerie qui, comme Oswald et Maspero, constituaient nos références. Nous prenions rendez-vous pour un soir prochain sans y croire ni l’un, ni l’autre. Je parlai beaucoup plus sérieusement avec Françoise Morvan. Nous partagions une passion pour Armand Robin et la colère de le voir si peu compris et tellement trahi dans l’image construite après sa mort. Nous venions, elle et moi, par nos parents, de cet intérieur des terres qui ne ment pas quand il traduit les hommes.

     Il fallait s’éloigner du centre pour s’approcher de Christian Prigent. À Villejean, ce quartier neuf ou presque. Lui se tenait autant à Paris qu’à Rennes, dans des courants maoïstes autrement forts et surtout éradiquant tout du vivant. Le nouveau roman, celui d’Alain Robbe-Grillet et de Michel Butor, se voyait dépassé. Il n’était question que de fictions au couteau sans voyelles et malmenant les consonnes autant que faire se peut. TXT, sa revue, comme Tel quel et Change, traitait de l’avant-garde, celle qui s’inscrit forcément et avant l’heure dans l’histoire. Comme beaucoup, j’ai avalé du signifié et du signifiant, des pulsions et des corps, des postures et des ruptures. Essayé de comprendre cette violence verbale s’autorisant la dévastation la plus radicale. Je dois lui reconnaître une cohérence et une pensée vraies aujourd’hui encore quand je ne vois en Philippe Sollers qu’un bouffon mondain auquel je laisse volontiers Venise et le Journal du Dimanche.
    Il en va différemment de Paol Keineg et de ceux qui l’ont suivi dans la revue Bretagnes. Il a rempli à lui seul le lieu où nous travaillions nos lectures. Deux cents personnes serrées jusque dans les escaliers sans autre publicité que nos mauvaises affiches. Ses livres faisaient grand bruit en Bretagne. Le poème du pays qui a faim, Hommes liges des talus en transes, Chroniques et croquis des villages verrouillés, Le printemps des Bonnets Rouges. Des titres qui claquaient, des phrases qui soulevaient la langue et ne voulaient surtout pas la détruire. Ils lui colleront à la peau longtemps. Sa voix, ce soir-là, portait sans qu’il la force. Dans l’écrit, une parole intransigeante, des paroles de révolte et même d’insurrection, en un mot, des paroles contre tout ce qui allait de travers ici et dans le monde. Et devant cette foule venue l’écouter, je le sentais fragile à chercher le silence. Ce décalage était prodigieux et le rendait plus attachant encore. L’éloignement plus tard ne lui enlèvera pas son accent et ses coups de dent.

     Nous vivions dans ces années soixante-dix toutes les contradictions possibles et imaginables. Chacun y brandissait ses tracts et ses slogans. Rien ne réunissait vraiment les écrivains si ce n’est le refus de l’étouffement dans le désordre alors du temps. Nous avions de quoi penser par les livres et le sentiment d’agir, que ce soit en mêlée serrée ou dans une effervescence très libertaire. De l’invention, de l’insouciance, certes, de quoi se brûler aussi. Nous entretenions des illusions, peut-être, sans doute. Des rêves assurément. Au moins, tout se passait au grand air. De ces silhouettes évoquées ici, aucune n’a quitté la littérature. Pas même Georges Perros volant en permanence au-dessus de nous. Oui, je n’ai pas le souvenir de cette ville grise et pluvieuse décrite par Philippe Le Guillou récemment. Au contraire. Et pas plus aujourd’hui qu’hier. Après tout, Rennes écrit son nom avec ceux qui l’habitent. Et à vrai dire, si je devais lui reprocher quelque chose, c’est justement de sécher un peu trop à ses soleils d’été, à ses espaces sans rendez-vous, jusqu’à parfois la rendre irrespirable.