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Initiatives urbaines
#17
Villes d’ailleurs :
Port-au Prince.
Quelques secondes pour détruire, des années pour reconstruire
RÉSUMÉ > Le 12 janvier 2010, un terrible séisme a transformé Port-au-Prince, la capitale haïtienne, en un immense champ de ruines. Deux ans et demi plus tard, la reconstruction tarde. Un chantier titanesque entre l’enlèvement des gravats, la coordination de l’aide internationale, la complexité géographie et urbanistique. Sans oublier les soubresauts politiques.

     Port-au-Prince s’éveille. Les bouchons encombrent les grandes artères de la capitale. Les enfants se faufilent entre les voitures pour rejoindre leur école. Les tap-tap, le transport en commun des Haïtiens, rivalisent de klaxons assourdissants. Les marchands ambulants déballent leur marchandise sur des trottoirs criblés de nids de poule. Les camions bennes, remplis de débris, font ronronner les moteurs et dégazer les pots d’échappement. Partout, le bruit cadencé des marteaux-piqueurs, des coups de pioche, du raclement des pelles sur le bitume, des truelles pleines de ciment projeté sur les murs fraîchement bâtis. La ville commence une nouvelle journée.

Depuis deux ans et demi, le décor du théâtre port-au-princien semble figé. Sur le trottoir d’une rue du centre-ville, Constance étale ses grappes de bananes sur une nappe à même le sol. Elle n’en peut plus de cette opération à coeur ouvert de sa ville : « Je mange de la poussière tous les jours, c’est pollué avec ces tous ces travaux, ces embouteillages. Les gens peuvent même plus s’arrêter pour acheter ma marchandise. Le goudou-goudou, ça a été quelques secondes d’enfer et maintenant, on en a pour des années de malheur. » Goudou-goudou. Le mot est lâché. C’est par cette onomatopée que de nombreux Haïtiens nomment le séisme et le bruit dévastateur entendu ce 12 janvier 2010, à 16 h 53, heure locale. Un tremblement de terre de magnitude 7,3 qui, en quelques secondes, dévaste la capitale et des dizaines de villes et villages de l’île. Un pays à terre et plus de 220.000 Haïtiens mis en terre.

En moins de 24 heures, le drame national vécu dans l’un des pays les plus pauvres du monde devient la cause d’une solidarité internationale inédite. Les Ong se pressent pour l’aide d’urgence. Les organisations internationales se mobilisent pour coordonner les opérations. L’Etat, déjà affaibli par tant de tremblements politiques avant le drame, s’attèle à la tâche. Sans oublier les millions de particuliers qui, par leurs dons, tiennent à manifester leur soutien à une population meurtrie et un pays en deuil. « Qui n’a pas eu envie de donner devant une telle tragédie ? se souvient Mireille, militante d’une association caritative. C’était effroyable ce qu’on voyait comme images et désespoir. Et puis comme souvent, après, on a tendance à oublier. Ou pire, on ne sait pas vraiment si tout va mieux. » L’enseignante rennaise se le demande surtout après avoir lu et écouté quelques reportages à l’occasion du deuxième anniversaire du séisme, le 12 janvier 2012. « Quand j’ai vu les rues de Port-au-Prince, je me suis sérieusement interrogée. Tout semble encore en ruines ! Comment est-ce possible tant de mois après ? Toutes ces tentes de fortune où les gens vivent, sans commodités, dans une précarité extrême. Combien de temps faudra t-il encore pour que ce pays se relève ? »

Combien de temps ? La question est posée. La réponse encore impossible à donner. S’il a suffi de quelques secondes pour détruire, il faudra des années pour reconstruire. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : il y a 10 millions de m3 de gravats à évacuer, soit l’équivalent de 4 000 piscines olympiques. Rien que sur Port-au-Prince, 80.000 bâtiments ont été détruits, soit les trois quarts de la capitale. Dans tout le pays, 2.1 millions d’Haïtiens ont été déplacés et été contraints de rejoindre les nombreux camps de sinistrés, de vastes terrains avec tentes et abris de fortune. Aujourd’hui, la moitié des débris a été déblayée. Un travail de forçat pour les milliers d’ouvriers qui charrient depuis deux ans et demi ces tonnes de béton et ferraille. Afke Bootsman, responsable du projet de déblaiement au Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), explique : « Cette gestion des débris est colossale. Un des obstacles est, par exemple, la géographie de la capitale. Beaucoup de zones sont enclavées, d’autres ont été construites de manière informelle, sans accès. Dans ces lieux, peu d’engins lourds peuvent pénétrer. » Résultat, certains quartiers sont déblayés à la pelle et à la brouette ou à l’aide de seaux, en chaîne humaine. Les gravats sont alors rassemblés sur une artère praticable et emportés par des camions-bennes. « Et forcément, quand les camions sont chargés, cela créé de forts embouteillages », renchérit Afke Bootsman. Hippolyte, chauffeur de taxi dans la capitale, vit quotidiennement cette galère : « Ces scènes d’une ville paralysée, raconte t-il, j’ai l’impression de les voir jouer tous les jours ! Regardez ce que Port-au-Prince est devenue. Des entrailles à ciel ouvert. »

Pour de nouvelles règles d’urbanisation

Au-delà des gravats à récupérer, se pose le problème de la gestion foncière des zones dévastées. Michèle Oriol, sociologue haïtienne et membre du Comité interministériel pour l’aménagement du territoire (CIAT), ne cesse de le répéter à chacune de ses interventions. En novembre 2011, lors du Forum sur la reconstruction de Port-au- Prince, elle anticipait déjà les impatiences : « Il faudra du temps pour mettre en place de nouvelles règles d’urbanisation car il y a eu, et bien avant le séisme, des couches successives d’aménagement du territoire. Nous ne pouvons aller trop vite quand il s’agit de repenser toute une zone métropolitaine qui recense plus de 2 millions d’habitants dont 870.000 à Port-au-Prince, soit 38% de la population haïtienne. Avec la croissance démographique, on estime que d’ici 2017, il y aura 4 millions d’habitants. » Le chiffre de 24.000 habitants au kilomètre carré est avancé. Une densité qui, évidemment, ne peut se suffire d’une seule reconstruction à l’identique.

Alors, il faudra réécrire un cadastre parfois inexistant, déterminer les quartiers informels à maintenir, les nouvelles zones péri urbaines et leur lot de services publics de proximité à construire, les espaces naturels à protéger, les routes circulaires à dessiner pour décongestionner le centre- ville, les règles de construction et le choix des matériaux antisismiques à privilégier, etc. « Repenser et réaménager une ville comme Port-au-Prince, confirme François Grünewald, directeur du groupe URD (Urgence réhabilitation et développement), demandera quinze ou vingt ans. Entre les études, les processus dfinancement et la coordination des partenaires, ce sera un énorme travail. »
Mais en attendant ? Pour François Grünewald, dont l’organisation oeuvre en Haïti depuis 2004, la mise sur pied par l’État haïtien, fin 2011, de l’Unité de Construction de Logements et de Bâtiments Publics (UCLPB), est « une excellente initiative qui devrait accélérer la reconstruction. »

Cette grande agence nationale et interministérielle serait, pour beaucoup d’acteurs de la reconstruction publics et privés confondus, l’une des pierres fondatrices tant attendue depuis deux ans et demi : « Ne le nions pas, poursuit le directeur d’URD, il y a eu des erreurs et des aberrations dans les décisions prises. La phase d’urgence et de soutien à la population meurtrie était incontournable mais on a oublié d’enclencher aussi vite la réflexion sur la reconstruction. Un exemple qui m’a beaucoup frappé : quelques jours après le séisme, quand les organisations internationales s’interrogeaient encore sur quel type de ‘shelters’ (abris) à proposer, déjà on voyait partout dans la capitale des habitants récupérer ce qu’ils pouvaient pour reconstruire leur logement. La réactivité des Haïtiens a, parfois, été plus rapide que toutes les organisations internationales. » Les observateurs estiment que 50.000 maisons ont été reconstruites sur la seule initiative et sur les fonds des Haïtiens eux-mêmes quand la Commission intérimaire pour la reconstruction a, seulement, assuré le financement de 5000 unités.

Pour autant, l’ingénieur n’oublie pas de préciser que, devant une telle catastrophe, il y avait de quoi être démuni : « L’aide d’urgence en milieu urbain est d’une rare complexité. C’était inédit pour beaucoup venus sur place et qui étaient plus familiers de catastrophes en milieu rural. Sans oublier que la réputation d’insécurité de la capitale a ralenti de nombreuses actions de terrain. Arriver dans un pays où est positionnée une force de maintien de la paix comme la Minustah, cela créé des inquiétudes. Certains se sont enfermés dans cette idée et le contact avec la population et ses attentes en ont pâti. Pourtant, Haïti, bien avant le séisme, avait retrouvé son calme. Tous ces paradigmes n’ont pas aidé à prendre la mesure, sur le terrain, des projets à monter. » Sans oublier la crise sanitaire du choléra qui, pendant plusieurs mois après le séisme, a dû être gérée en urgence dans tout le pays.

Du côté de l’agence onusienne ONU Habitat, l’un des principaux partenaires de l’Etat dans la reconstruction, le lancement de l’UCLPB représente également un nouveau point de départ : « C’est un énorme pas en avant, commente Jean-Christophe Adrian, coordinateur des programmes d’ONU Habitat. Cette unité est composée de vrais spécialistes de l’urbanisme, des Haïtiens pragmatiques et visionnaires qui sauront mettre en cohérence, avec tous les ministères et les partenaires, la politique de reconstruction. Cette structure devrait éviter le doublon des initiatives et assurer une équité des projets. Cela évitera le côté usine à gaz que l’on a pu connaître. Le chef de l’État Michel Martelly a manifesté sa très forte volonté d’obtenir au plus vite des résultats. Nous attendons, d’ici quelques semaines, les grandes lignes de la reconstruction. »

L’urgence est passée avant l’avenir

Mais les grandes lignes du projet suivront-elles les lignes budgétaires ? La question est posée avec sa cohorte d’interrogations sur l’argent de la reconstruction. « Je peux comprendre, analyse Jean-Christophe Adrian, que certains se demandent bien ce qu’il a été fait de tout cet élan de solidarité financière envers Haïti. Les milliards de dollars consacrés à l’aide d’urgence sont, par définition, du provisoire, notamment pour les abris qui ont été montés. Il fallait évidemment proposer une aide aux sinistrés, certes, mais l’une des erreurs a certainement été d’oublier le provisionnement, en parallèle, des fonds pour la reconstruction. L’urgence a prévalu sur le développement. Il y a donc une crainte évidente sur ce qu’il restera pour la suite. »

L’aide aurait-elle été mal gérée ? La polémique est lancée. Il y a quelques jours, la Fondation Architectes de l’urgence l’a affirmé haut et fort dans un communiqué titré : « Haïti : stratégie de reconstruction scandaleuse. » Patrick Couloumbel, co-fondateur de la structure, est un habitué des théâtres dévastés par les catastrophes naturelles, technologiques ou humaines. Haïti, lui et ses équipes connaissaient, et bien avant le 12 janvier 2010, notamment quand le cyclone Jeanne avait ravagé l’île en 2004. Pour Patrick Couloumbel, la prolifération des « cabanes » au dépend des constructions permanentes doit cesser : « Bon nombre d’organisations qui oeuvrent dans la production d’abris a volontairement occulté ce volet de reconstruction permanente. Pour vider les camps de près de 500.000 occupants, tous les moyens sont visiblement bons. Je m’oppose fortement aux abris de plus de deux ans après le séisme, c’est une erreur magistrale qui va générer du bidonville au lieu de favoriser la reconstruction de la ville. »

Et l’architecte d’énumérer d’autres conséquences « terribles » sur le devenir du pays : en cas de nouvelle catastrophe naturelle, ce choix du provisoire remettra Haïti en ruines. Quand reconstruction il y aura, ce sont autant d’abris qu’il faudra… détruire. Du côté de l’économie locale, importer des abris fabriqués en dehors du pays enlève toute relance du secteur national du bâtiment et n’emploie aucune main d’oeuvre locale. La liste est longue. Patrick Couloumbel conclut: « C’est la stratégie de l’incompétence qui règne en Haïti avec certaines organisations internationales aux compétences inadaptées pour gérer la reconstruction. C’est comme de demander à un boucher charcutier de réaliser une opération à coeur ouvert, il ne saura pas faire ! Non, il faut vraiment redonner la main aux Haïtiens et à des spécialistes. »
Redonner la main, encore faut-il que la situation politique s’y prête. Quand le nouveau président Martelly a été élu en avril 2011, il a fallu six mois pour qu’un Premier ministre, Gary Conille, soit nommé. Mais il a démissionné en février dernier. En cette fin avril, Laurent Lamothe s’apprêtait à être désigné pour lui succèder par la chambre des députés après que le Sénat eut donné son feu vert. Une situation complexe qui inquiéte bailleurs et partenaires. Ainsi, le 24 mars dernier, l’administratrice du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) Helen Clark, en visite en Haïti, n’a pas mâché ses mots en déclarant à l’Agence France Presse : «J’espère sincèrement que le pays trouvera la stabilité nécessaire pour progresser dans la reconstruction et améliorer les conditions de vie de la population ».
En attendant, Hippolyte continuera de se désoler dans son taxi, Constance avalera de la poussière en vendant ses bananes. Car, à chaque jour qui se lève, il faut travailler. Gagner de quoi se nourrir, se loger et vivre après le goudou-goudou.