L'éditorial

     Les ambitions de Loïc Frémont en ont fait ricaner plus d’un. Le directeur du théâtre d’une ville moyenne voulait se mêler d’économie, un saltimbanque s’occuper d’affaires ? Allons donc ! Il fallait laisser aux chefs d’entreprise le soin de faire leurs comptes et aux artistes celui de distraire les foules. Et puis ces voyages, ces réceptions… À quoi pouvaient-ils servir, sinon au plaisir de ceux qui en bénéficiaient ? Oui, on doutait, on ironisait, on se moquait.
    Mais, moins de dix ans après les premiers bords du réseau « Si tous les ports du monde », on salue la performance. L’assemblée générale qui se tiendra les 25 et 26 juin à Saint-Malo et à Rennes sera, une nouvelle fois, l’occasion d’accueillir de nouveaux membres tentés par l’aventure. Qui trouve-t-on sur les tablettes des « Ports du monde »? Des ports bien sûr, quelques villes aussi, et beaucoup d’entreprises, bretonnes notamment, attirés par le renom et le prestige de Saint-Malo. A l’abri de ses remparts, face à l’Angleterre, ville de tempêtes et d’âmes bien trempées, cité de commerçants et de corsaires, d’explorateurs et de marins, Saint-Malo fut pendant au moins trois siècles un port qui compta sur la carte du monde.
    Que l’on songe à Jacques Cartier, le découvreur du Canada, aux créateurs des comptoirs de commerce, aux marins des « Terres Neuves », à Mahé de la Bourdonnais, à Duguay- Trouin et Surcouf, aux Cap-Horniers, aux marins de la grande pêche, et aujourd’hui encore aux ferries et aux grands voiliers de la Route du Rhum et de la transat Québec Saint-Malo. Sollicitée pour faire partie du Réseau, la maire de Cadix fit part de ses doutes : « Pensez-vous que ça puisse marcher? Nous n’avons que 410000 habitants ». À l’heure où des villes peinent à trouver les moyens d’accroître leur rayonnement, Saint- Malo bénéficie de l’exceptionnelle notoriété que lui ont apportée la mer, ses plaisirs et ses dangers, et l’Histoire, ses aventures et ses entreprises.
    C’est en se fondant sur cette réputation que Loïc Frémont, né à mi-chemin entre Cancale et Saint-Malo, a réuni autour de lui des ports prestigieux comme Marseille, Cadix et Gênes avec lesquels Saint-Malo entretint d’étroites relations commerciales. Des ports dont le nom fait rêver comme Trondheim, Fredericia, Sønderborg et Gamagori. Des ports de pays celtiques comme Dublin et Glasgow. Des ports qui ont en commun un bout de voile ou une paire d’avirons, un chant à virer ou un brin de nostalgie. Et surtout la volonté de faire route ensemble. L’utopie est devenue réalité. Comme la vie de Loïc Frémont, fils de paysan devenu compagnon de théâtre de Jean-Louis Barrault et ami du chanteur québécois Gilles Vignault. Il fallait bien de l’énergie et du culot pour faire d’un destin ordinaire ce kaléidoscope d’audaces et de succès. On n’oubliera pas Jean Reno, l’acteur de cinéma né à Casablanca de parents qui fuirent le franquisme. Il a mis son nom au service des « Ports du monde ». Par amitié. Et sans doute en souvenir de ses origines espagnoles qui lui ont fait connaître l’exil et le voyage. Il est à l’origine des liens tissés avec Gamagori, au Japon, à une heure de train de Nagoya, siège de Toyota, pour qui il est un emblème publicitaire.
    Tout était parti de ce qui rapproche le mieux les hommes, la culture, cette façon commune de se saisir du monde, cette manière d’être particulière qui est un signe de reconnaissance, qui constitue le socle de tout, qui donne envie de bâtir le même avenir. C’est ce que dit Kim Kjaer, le Danois chef d’entreprise qui a jeté l’ancre à Saint-Malo: « Si les ports danois de Fredericia et de Sønderborg ont adhéré au réseau, c’est parce qu’ils se sentent en famille, que nous avons cette même colonne vertébrale de l’histoire et de la culture maritime ».
    Dans le même dossier de Place Publique Frank Magee, le patron du tourisme de Dublin, dit tout le respect qu’il éprouve pour l’histoire de Saint-Malo. Louise Mitchell, l’Écossaise, directrice de « Glasgow cité Unesco de la musique », parle de la diversité comme promesse de réussite et engage chacun à laisser de côté les intérêts de sa petite boutique pour voir plus grand. Gilles Foucqueron raconte les expéditions de Jacques Cartier à la recherche de l’or du Cathay et la piété avec laquelle la fondation David Macdonald Stewart a racheté et rénové la maison où le Malouin finit ses jours. Et, bouclant la boucle, Guy Canu, le président sortant de « Si tous les ports du monde », se souvient de l’avertissement de l’un de ses prédécesseurs à la tête de la Chambre de commerce de Rennes : « Les chambres de commerce seront culturelles ou ne seront pas ». Économie et culture sont donc liées et le défi de Loïc Frémont se réalise: « Quand on a une bonne connaissance de la culture de l’autre, c’est beaucoup plus facile de faire des affaires », dit encore Guy Canu.
    Étonnants voyageurs ! Le festival de Saint- Malo (22-24 mai) rendra hommage cette année aux écrivains d’Haïti (http://www.etonnants- voyageurs.com). Le séisme a frappé l’île, le 12 janvier, annulant le festival « Étonnants voyageurs en Haïti » qui devait s’y dérouler du 14 au 16. Les écrivains haïtiens se déplaceront donc à Saint-Malo. Expliquant les liens très forts qui unissent la Bretagne à Haïti depuis si longtemps, Michel Rouger se demande si leur origine n’est pas à rechercher aussi dans le sinistre épisode de la traite négrière. « Par le biais des mariages, des acquisitions, des investissements, la traite, comme la course et la pêche à la morue, a pratiquement touché toutes les familles malouines ; même si elle n’a pas forcément assuré leur fortune, elle y a participé », note l’historien malouin Alain Roman dans son ouvrage très documenté Saint-Malo au temps des négriers (Éditions Khartala). Les débats de ce genre sont très actuels. Il n’est pas interdit de se poser à nouveau la question.