L'éditorial

     Les expositions, conférences, rencontres, ateliers organisés par la Bibliothèque des Champs Libres depuis près d’un mois et jusqu’au 2 janvier 2011 autour de l’Oulipo ont sans doute familiarisé les Rennais avec cette drôle de confrérie. Qu’une « revue urbaine » comme Place Publique se penche à son tour sur l’Ouvroir de Littérature Potentielle, n’étonnera donc pas les amateurs, tant la ville est liée aux travaux des mathématiciens littérateurs et des littérateurs mathématiciens, disciples de Raymond Queneau et de François Le Lionnais qui créèrent l’Oulipo il y cinquante ans.
    Scientifiques de haute volée, mathématiciens savants auteurs de thèses aux titres incompréhensibles par le commun des lecteurs, mais aussi linguistes et poètes, les Oulipiens ont engendré des manipulations poétiques aussi cocasses que La cimaise et la fraction à partir de la fable La cigale et la fourmi :
[La cimaise ayant chaponné
[tout l’éternueur
[se tuba fort dépurative
[quand la bisaxée fut verdie.
    La recette (car il y en a une): prenez chaque mot de La Fontaine, allez chercher dans le dictionnaire le septième mot qui le suit (c’est ce que fit Queneau avec un dictionnaire de son époque) et assemblez le tout. Vous avez transformé « chanter » en « chaponné » et « dépourvue » en dépurative. Vous avez changé la « fable » en « fabrique ».
    C’est la plus triviale certainement des contraintes auxquelles s’astreint l’écriture oulipienne. Mais aussi l’une des plus parlantes. Changer la « fable » en « fabrique », c’est aussi le rêve oulipien: au lieu d’utiliser la langue pour dire un fait, exprimer un sentiment, raconter une histoire, employer les mots pour eux-mêmes dans les arrangements les plus inattendus, les plus complexes et regarder naître et vivre les fruits insolites de ces architectures d’une sophistication extrême. Comme disait Queneau: « Prenez un mot, prenez-en deux, faites cuire comme des oeufs, prenez un petit bout de sens puis un grand morceau d’innocence, faites chauffer à petit feu au petit feu de la technique, versez la sauce énigmatique, saupoudrez de quelques étoiles, poivrez et puis mettez les voiles. Où voulez-vous donc en venir ? À écrire vraiment ? à écrire? »
    C’est ce que fit Georges Perec, par exemple, dans La Vie, mode d’emploi, son oeuvre maîtresse, description méthodique de l’immeuble – imaginaire – du 11, rue Simon- Crubellier à Paris, écrite à partir d’un Cahier des charges fondé sur une structure mathématique connue sous le nom de « bi-carré latin orthogonal d’ordre 10 » et visitée selon la figure échiquéenne du polygraphe du cavalier. On peut bien sûr lire La Vie Mode d’emploi en ignorant tout du projet de Perec, comme nous l’explique Annie Rouxel: « Chacun des livres peut être lu naïvement dans l’ignorance de sa structure cachée ». Mais percer le secret, triompher du labyrinthe fait admirer la performance et enthousiasme le plaisir.
    Tout cela est-il ennuyeux? « Lisez et vous verrez! » nous dit Jacques Roubaud, le mathématicien- poète qui enseigna à la faculté des sciences de Rennes au début des années soixante et, dit-il, passa « énormément de temps dans [son] bureau donnant sur la Vilaine à essayer de déterminer dans quel sens coulait la ri vi ère ». Ah! Il n’y a pas plus malicieux qu’un Oulipien. Ils sont trente-sept aujourd’hui dont treize excusés pour cause de décès, menés par un secrétaire « provisoirement définitif et définitivement provisoire ». Voilà qui nous repose de la gravité compassée des débats télévisés !
    Et la ville dans tout ça? Queneau courait les rues. L’oulipien est donc un arpenteur de boulevards, un marcheur inlassable. « Notre langue est comme une ville », disait le logisticien autrichien Ludwig Wittgenstein. Une ville où les parcours de grandes découvertes ne sont guidés ni par le hasard de l’errance, ni par la routine, mais peuvent l’être paradoxalement par la fortune de la contrainte. Jacques Roubaud raconte la façon dont il marche: « Je pars de chez moi. Aussitôt que je rencontre un feu rouge, je prends la direction que me permet ce feu, je traverse et prends la rue qui est en face. Ainsi, je vais effectuer un parcours inattendu. » La contrainte m’arrache à l’habitude. « Au fond, je me donne des règles pour être totalement libre », disait Perec. « En sortant des circuits auxquels vous êtes habitués, vous entrez dans une réalité à laquelle vous ne vous attendiez pas et que vous n’auriez pas découverte autrement », dit Hervé Le Tellier. Et il ajoute, propos profondément humaniste : « L’Ouvroir aborde la Ville comme le lieu possible d’une convergence entre poétique et politique: la poétique conçue comme un écart, comme un étonnement, comme un jeu. Le politique perçu comme une exigence de lien social, comme une demande de collectif, comme une interrogation sur la place que nous occupons dans le monde ».
    Les OuXpo (les multiples descendants de l’Oulipo, petits frères, vagues cousins ou possibles bâtards) disent combien la règle et la contrainte sont peut-être aussi utiles à de multiples activités que les dimensions de sa toile au peintre. Voici, entre autres, l’Oubapo qui produit d’étonnantes bandes dessinées, l’Ouhispo (Et si le nez de Cléopâtre…), l’Oupeinpo (peinture), l’Ouphopo (photo), l’Oupolpot (« politiser le potentiel et potentialiser le politique », on connaît !) et l’Oucuipo (cuisine). Il y a dans ce foisonnement comme le signe rigolard de la dérision qui manque parfois à notre époque où le sérieux s’acoquine trop souvent avec le vide.
    Soyons sérieux, donc, mais avec quelque chose à dire. On lira aussi dans ce numéro, quatre articles où Place Publique poursuit l’exploration, commencée en septembre, de l’intercommunalité: deux points de vue, ceux de Michel Gautier, maire de Betton, viceprésident de Rennes Métropole, et de Françoise Gatel, maire de Châteaugiron et présidente des maires d’Ille-et-Vilaine, qui se complètent plus qu’ils ne s’opposent; un appel signé Jean-Luc Richard à une réforme de la gouvernance des intercommunalités ; et une étude de l’Agence d’urbanisme de l’agglomération rennaise présentée par Laurent Givord, son directeur. Et, puisqu’il faut se résoudre à choisir, précipitez-vous sur L’entretien que Gaby Bonnand, le président de l’Unedic (assurance-chômage), ex-numéro 2 de la CFDT, et habitant de Saint-Jacques de la Lande, a accordé à Michel Rouger. « Il ne peut pas suivre », avait dit l’un des profs du syndicaliste. Tout le monde peut se tromper.