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Contributions
#12
Le territoire d’un écrivain : Colette, ses provinces et la Bretagne
RÉSUMÉ > L’exposition « Colette buissonnière », qui se tient jusqu’au 27 août au 6e étage de la bibliothèque des Champs Libres, remet en lumière les attaches de l’écrivaine avec la côte d’Ille-et-Vilaine via l’évocation de sa résidence de Rozven à Saint-Coulomb. L’occasion pour l’universitaire Jean-Pierre Montier d’interroger ici le rapport entre les écrivains et leurs territoires.

     La notion de territoire est plus volontiers utilisée en géographie que dans les études littéraires : c’est bien compréhensible puisqu’elle évoque un espace attribué, ou que l’on s’approprie, et dans les limites duquel on gère une activité, le plus souvent réelle, éventuellement imaginaire. En ce sens, le seul vrai territoire de l’écrivain serait la feuille sur laquelle il trace ses signes, qui envahissent le fameux « blanc typographique » ou manuscrit qu’il noircit peu à peu de son écriture.
     Ce qui n’empêche pas leurs lecteurs d’aimer obstinément se rendre sur les traces matérielles qu’il a pourtant laissées sur son passage : il suffit, pour le vérifier, de consulter le site de la Fédération des maisons d’écrivains, qui propose des escapades littéraires en Picardie, un circuit Jules Verne à Nantes, d’aller sur les pas de Rimbaud, et même sur les champs de bataille des Guerres picrocholines aux environs de la maison natale de Rabelais…
     Bien entendu, l’on peut considérer qu’il s’agit là d’un rapport naïf, sommaire ou superstitieux à la chose littéraire. J’inclinerai pour ma part à le considérer à la fois comme légitime et fort intéressant, même s’il y a là une sorte de paradoxe : pourquoi aller visiter la maison de Colette, par exemple, si Colette n’est pas ailleurs que dans ses livres ? L’on se trouve devant un double et contradictoire postulat : l’écrivain, c’est une langue qu’il habite tout en la transgressant ; cette langue, par définition abstraite, convoque toutefois aussi les espaces qu’il a habités, visités, décrits, même si c’était pour produire de la fiction.

     Ajoutons qu’une langue ce sont aussi les espaces où elle est parlée, comprise, et que le champ d’extension d’une oeuvre couvre les lieux où, traduite, elle est diffusée, relayée, méditée. Autant de considérations qui amènent à penser que la dimension spatiale n’est pas indifférente à la compréhension des textes littéraires. Comme tous les acteurs de l’histoire collective, les écrivains ont partie liée avec la notion de « lieu de mémoire », telle qu’elle a été développée par Pierre Nora, laquelle comprend tout ce qui contribue à enraciner in concreto des événements, des émotions, des affects partagés. Même les partisans les plus fanatiques de la thèse de l’autonomie du littéraire – pour lesquels les livres ne renvoient qu’à d’autres livres – ne peuvent tout à fait nier que la visite, par exemple, du château de Montaigne, quand bien même ses livres ont disparu de sa bibliothèque, représente un grand moment d’émotion. Qui suffit à rendre la pratique touristique que j’évoquais plus haut non seulement légitime mais pertinente, car l’écriture littéraire va en réalité plus loin que de susciter l’appel à des lieux de mémoire, au sens de Nora.

     C’est ici qu’il convient de distinguer le lieu du territoire : ce dernier est un espace plus vaste, il peut comprendre plusieurs lieux distincts, les recomposer, les disposer comme autant de pôles de valeurs antinomiques, et surtout le territoire de l’écrivain rebat les cartes de tous les territoires linguistiques, administratifs, législatifs qui sont en vigueur, pour en faire des valeurs, ou des contre-valeurs, dans son oeuvre même.
     En ce sens, le territoire Du Bellay, ce n’est pas son « petit Liré », c’est l’espace situé entre Rome – d’où il confie qu’il s’y ennuie – et le Val de Loire – où il a la conviction que s’écrit désormais l’histoire de l’art et de la culture. C’est précisément cela qu’il raconte dans le célèbre poème Heureux qui comme Ulysse… : l’espace culturel européen est en train de se décentrer, et il n’y a plus rien à faire à Rome pour un jeune artiste !
     Le lieu majeur de l’inspiration de Guillevic, c’est sans doute Carnac et ses environs, mais cela ne suffit pas vraiment à faire de lui un écrivain « breton », tant son territoire excède ces limites-là : ses rapports à la langue allemande, lorsqu’enfant il a séjourné en Alsace, aussi bien qu’à la culture communiste française lorsqu’il s’installa à Paris, complexifient la carte de son évolution.
     Aussi bien, si les écrivains peuvent être raccordés à des lieux (de naissance, de séjour, d’inspiration…), les territoires que leurs oeuvres embrassent sont-ils inséparablement linguistiques (Montaigne s’exprime parfois plus spontanément en gascon ou en latin qu’en français !), qu’historiques (on songe encore à Guillevic, intériorisant le conflit franco-allemand dans sa pratique de traducteur et son trilinguisme français, allemand et breton), et finalement géopolitiques.
     Quand, dans son codicille d’août 1881, Hugo lègue « tout ce qui sera trouvé écrit ou dessiné par moi à la Bibliothèque nationale de Paris qui sera un jour la Bibliothèque des Etats-Unis d’Europe », dépassant le traumatisme de la défaite après la Guerre de 1870, il devient le premier écrivain « européen », tout en réconciliant la révolution américaine de 1776 avec la française de 1789 ! Le territoire hugolien est à la mesure de « l’homme océan »…

     Quoique dans un registre plus humble, le cas de Colette n’est pas moins intéressant. Chacun sait qu’elle est née à Saint-Sauveur-en-Puisaye, et qu’elle a conservé toute sa vie – et volontairement – un accent bourguignon rocailleux à souhait. L’association des Amis de Colette s’emploie d’ailleurs à recueillir les fonds nécessaires au rachat de la maison où elle a passé son enfance, afin d’en faire l’un de ces lieux de pèlerinage littéraire que nous évoquions plus haut.
     En termes de territoire toutefois, il y aurait quelque légitimité à faire de Colette non seulement un écrivain « bourguignon », une Parisienne accomplie en Dame du Palais-Royal, mais aussi un écrivain « breton ». Je veux dire : un écrivain dans l’oeuvre duquel se réfléchit, ou s’infléchit, l’idée que nous avons de la France et de ses territoires…
     Parisienne, bourguignonne, bretonne, limousine et tropézienne : Colette est en effet tout cela à la fois ; ce sont autant sa vie que sa production littéraire qui jouent des représentations que ses contemporains se faisaient du territoire national, et ce de manière à la fois conservatrice et provocatrice, comme elle en avait par ailleurs l’habitude sur le plan des moeurs. Rappelons qu’elle se produisit nue sur scène dans des mimodrames et s’afficha avec des lesbiennes bien connues, en particulier Missy que nous retrouverons plus loin…

     Chacun sait en effet combien la France est marquée par des siècles de centralisme, monarchique, républicain et impérial, qui ont fait de Paris cette capitale essentielle au rayonnement national, et symétriquement des provinces ces « déserts » que les promoteurs de la décentralisation, après la Seconde Guerre mondiale, tenteront de « décoloniser », selon le mot de Michel Rocard. L’air de rien, Colette participe du lent mouvement de remise en cause du monotropisme parisien dans la littérature, donc dans l’identité nationale.
     Pour cela, il lui fallait d’abord être une « vraie » parisienne. Son premier mariage, avec Willy, journaliste, l’initie très jeune à l’art de tenir un salon, de recevoir le Tout Paris intellectuel et artistique, lui permet ses premières consécrations d’auteur littéraire. C’est avec la série des Claudine (Claudine à l’école, Claudine à Paris), des souvenirs d’enfance à Saint-Sauveur à la « montée » à la capitale, et avec des histoires d’animaux (Dialogues de bêtes, 1904) – thème provincial s’il en est – qu’elle acquiert sa réputation de styliste majeur de la langue nationale. Ce parisianisme incontestable, elle le mènera jusqu’à être chroniqueuse de mode et ouvrir une boutique de parfums, activités on ne peut plus caractéristiques de la spécificité parisienne.

     Le tropisme provincial va toutefois s’incarner dans l’acquisition de plusieurs maisons successives. D’abord celle de Monts-Boucons, non loin de Besançon, que Willy achète pour elle en 1900. Lorsqu’ils divorcent, en 1910, Colette qui partage sa vie avec Missy n’a de cesse qu’elle ne trouve une nouvelle maison en province. Les deux femmes explorent la côte normande puis leur choix se fixe sur Rozven, près de Cancale, sur la commune de Saint-Coulomb. Le notaire ne souhaite pas que Missy – quoique descendante de Talleyrand et fille du duc de Morny, mais qui se faisait appeler « Max », s’habillait en pantalon et portait le haut-de-forme – signe l’acte de vente. C’est donc Colette qui s’en chargera, et hérite de la maison lorsque les deux femmes se séparent.
     Le second mari de Colette, Henry de Jouvenel, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, qu’elle épouse en 1912, lui permet de retrouver une terre, et même un château, celui de Castel-Novel, dans le Limousin, aujourd’hui hôtel 4 étoiles classé « Relais & Châteaux ». Même si elle écrit que son titre de baronne lui « allait comme une plume dans le derrière », Colette n’en flirte alors pas moins avec le rêve nobiliaire et provincial assez répandu chez les Français. Elle conserve la villégiature balnéaire de Rozven jusqu’en 1927, deux ans après son divorce avec Jouvenel, mais dès 1926 elle s’installe à la fois dans son nouveau domicile parisien, un entresol du Palais-Royal, et à La Treille Muscate, à Saint-Tropez, que lui a fait découvrir Maurice Goudeket qui sera son troisième mari.

     De manière assez contradictoire mais significative, elle émettra le regret que la vie balnéaire tropézienne soit polluée par ce Tout-Paris dont elle est elle-même une figure marquante, et envisagera vers 1938 de s’installer en Bretagne sud, avec son amie Renée Hamon, un projet que fera tourner court l’arrivée de la guerre. Mais sitôt établie en plein coeur du Paris historique, elle écrira : « Oui, j’ai trouvé encore une province, dans Paris où il y en a sinon pour tout le monde, du moins pour ceux qui prennent la peine de la chercher. […] Quarante-cinq ans de Paris n’ont pas fait de moi autre chose qu’une provinciale… »
     Au-delà du goût pour un enracinement terrien, sans cesse contredit par la nécessité de gagner sa vie grâce à des activités qui ne se conçoivent encore qu’à Paris, il y a dans cet itinéraire en zigzags entre le centre du territoire et ses marges (en particulier maritimes : Colette fera ainsi un reportage sur les danseuses d’Algérie, alors partie de l’Empire colonial), un art systématique de mettre sous tension l’historique clivage Paris – province qui possède une évidente connotation politique, tantôt nostalgique tantôt progressiste, et ce jusqu’à nos jours. Bretagnes de Colette en décline par le détail les occurrences dans son oeuvre. Prenons pour seul exemple sa collaboration avec le peintre Mathurin Méheut.

     Colette est alors à Saint-Tropez, regrettant Rozven et les marées dont la Méditerranée est désespérément privée. Elle connaît depuis plusieurs années Méheut, qui, né à Lamballe, vit comme elle à Paris mais est dénommé « Peintre de la Bretagne » depuis qu’en 1913 l’Union centrale des arts décoratifs a exposé plus de quatre cents de ses oeuvres au Pavillon de Marsan, et que sont parus les deux volumes du livre Étude de la mer. Flore et faune de la Manche et de l’Océan. Comme celui de Méheut, le territoire de Colette est peuplé d’hommes et de femmes, et surtout d’animaux !
     L’éditeur et libraire parisien Jean-Guy Deschamps propose à l’écrivain et à l’artiste de réaliser un beau livre pour enfants qui serait une initiation à la fois à la lecture et au monde qui nous entoure, en particulier à la faune et la flore maritimes. Méheut reprend quelques motifs d’Études de la mer, les transpose sur un registre intermédiaire entre le style descriptif de l’ouvrage savant et les décors qu’il fait par ailleurs pour les services de table de Henriot à Quimper ou des restaurants, comme L’Huitrière à Lille. On retrouve aussi des réminiscences de son voyage au Japon, dans les crevettes en particulier, inspirées d’un album d’Hokusai qu’il en avait rapporté. Le choix des couleurs, gaies, vives et subtilement contrastées, sera conçu pour convenir à l’oeil enfantin. Le titre (dont les caractères sont dessinés au pinceau) accole leurs deux noms sur un pied d’égalité, alors que Colette est bien plus célèbre que Méheut. Des presses de la prestigieuse Imprimerie nationale sortent 750 exemplaires en grand format (38,5 x 28). Ce livre, paru en 1929, intitulé Regarde, accompli par nos deux provinciaux de Paris, demeure à ce jour l’une des plus belles réussites éditoriales du siècle passé. On peut en redécouvrir la genèse dans le livre Regarde : Colette et Mathurin Méheut .