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Contributions
#32
Le bel amateurisme de l’atelier du Thabor
RÉSUMÉ > Niché près du parc éponyme, l’Atelier du Thabor propose depuis près de 35 ans des formations aux arts plastiques pour tous. Gravure, peinture et sculpture s’y côtoient librement dans un véritable « esprit d’atelier », où le mot parfois galvaudé d’amateur d’arts prend tout son sens. Visite guidée avec une amoureuse des lieux.

     Nous laisser prendre à tisser le réseau singulier de l’existence d’un lieu, logé entre trois jardins : botanique, à la française, et à l’anglaise. Un lieu niché entre « l’Enfer », les seins nus d’une Diane chasseresse, et des moines bénédictins. Entendre le carillon de Notre-Dame dédiée à la vierge Marie, se souvenir de Louis Tiercelin, poète émancipé, qui plus est, Rennais, aux prises avec la pudibonderie de son siècle : « la sculpture c’est la ligne et la ligne en sculpture, c’est le nu1. » Traverser les allées de marronniers du carré Du Guesclin et, près de l’entrée Saint-Melaine, contempler les terrasses de fleurs, rhododendrons, azalées, camélias, aux motifs dessinés et variés, mosaïques de verdure, palettes végétales pour l’amateur de couleurs. L’Atelier du Thabor ! Le jardin est un cadre, une peinture à la Denis Bülher2, tout en agencement et lumières. Ne pas oublier l’orangerie, réalisée par Jean-Baptiste Martenot qui accueille d’autres exotismes que tropicaux puisqu’y fleurit une fois l’an le vernissage de l’atelier. Loin d’être sage d’ailleurs, il est plutôt verni, dans cet espace ouvert aux regards des passants et des visiteurs du moment, d’ailleurs certains s’y arrêtent et y restent !
    Longeons le cloître de l’abbaye et entrons maintenant dans la chapelle des catéchistes construite par Aristide Tourneux au 19e siècle, sur un terrain situé au nord-ouest de l’église Notre-Dame. Progressivement désaffectée, elle est mise à la disposition de l’association ART (Arts, Recherches et Techniques) par la ville de Rennes en 1979. L’atelier du Thabor est inauguré en 1980, il remplace et s’inscrit dans le droit fil de l’académie libre de L’escabeau, créée en 1965 par Pierre Gilles, peintre rennais. Situé sous les combles de la prison Saint Michel, reconduit par Mariano Otero en 1970, L’escabeau se voit contraint de quitter les lieux. De cette aventure sous les toits, il reste à l’atelier une belle pierre lithographique, anonyme, non grainée. Elle a conservé son dessin, les poutres de la charpente sont mises en valeur et, pour un peu, on y reconnaîtrait les pieds de la Tour Eiffel, formant comme un arc bienveillant au-dessus des peintres et des chevalets.

     Après un séjour de deux ans à la MJC du Grand Cordel et la prise de conscience d’un défaut de moyens et de structure pour accueillir le « tout-venant » des arts plastiques, ce qu’on désigne par les amateurs… d’arts, plusieurs artistes se rassemblent, Alain Aurégan, Jean Yves Boislève, Marcel Dinahet, Pierre Gilles, Janine Gislais, René Nogret, Christian Tanguy. Ils créent le 9 avril 1979 l’association ART, dont l’objectif est un atelier d’arts plastiques pour tous, approuvé par le conseil municipal. La chapelle des catéchistes est restaurée et aménagée afin de recevoir les apprentis. D’emblée gravure, peinture et sculpture se côtoient, s’inventent des passerelles et se frictionnent. À l’inauguration, Pierre Gilles définira ainsi l’esprit des lieux : « l’Atelier du Thabor n’est pas une école au sens commun. Rien n’y est imposé. On y choisit de faire ce que l’on désire, selon la tendance du moment… et ce sont des artistes en atelier, comme celui-ci, qui dans la confrontation des idées et des conceptions font le dynamisme susceptible de favoriser l’élévation de chacun d’eux. »
    Voilà le décor planté, comme l’allée des chênes. Il ne reste qu’à le parcourir, le transformer, y jouer des coudes à l’huile, à l’encre et au burin. Trois jardins en un, trois pratiques, techniques, dans un espace éclairé, découpé par la lumière du vitrail en restauration de la chapelle, mais aussi par ces rampes de projecteurs installés il y a peu, en 2013. La luminosité est essentielle, et les ouvertures de la chapelle tout en esprit, ne suffisent pas à la finesse des traits, des pointes sèches, à la nuance des couleurs, il y faut des sources lumineuses. Elles se projettent sur le sol en cercles concentriques, elles ombrent les corps parfois nus et fixent l’oeil du sculpteur et du modeleur de formes.

     « Ainsi, l’amateurisme, écrit Roland Barthes, l’amateur est celui qui fait de la peinture sans esprit de maîtrise, qui ne comporte aucun rubato, ce vol de l’objet au profit de l’attribut ». Curieux que le terme « amateur » prenne parfois la valeur d’une interpellation là où il n’y a que lâcher-prise, là où l’art est au service d’une expression personnelle, inventive, libérée du souci lucratif. Sans doute les raisons sont à trouver du côté d’une culture de l’évaluation et de l’expertise. Sans doute aussi y a-t-il parfois même chez les amateurs ce désir plus ou moins avoué de se distinguer. Ce n’est pas un péché, juste une pente spontanée qui cherche non seulement à s’exprimer mais aussi à se faire reconnaître. Le tirage se fait entre les amateurs véritables et ceux qui flirtent avec la professionnalisation d’une pratique, l’envie d’en découdre avec la renommée, ceux-là ne parlent pas le même langage et n’ont pas les mêmes exigences. Mais, quoi qu’il en soit, amateur ou pas, l’enjeu de l’atelier du Thabor est d’offrir à tous les conditions d’une expression artistique. Ainsi les personnes chargées d’animer les ateliers sont des professionnels, diplômés pour la plupart de l’école des Beaux-arts. Pour le plaisir et l’admiration, nommons-les : Hervé Aussant est graveur, Anna Pichotka, Boris Foscolo, Chunyu Wang et Vincent Lignereux sont peintres, ils s’occupent de l’atelier peinture et modèle vivant. Clotilde Cousin et Pascale Legris enseignent la sculpture. Tous ont des personnalités et des orientations artistiques très différentes, tous vivent de leur art. Il est facile ainsi selon ses affinités, ses envies de rencontrer et d’expérimenter des styles et des techniques différentes. Des traversées sont possibles d’une rive à l’autre, d’une pratique à l’autre.

     Finalement, qu’est-ce qu’un esprit d’atelier ? Qu’estce que travailler dans un atelier ? Les motivations, nous l’avons dit, sont différentes, les conditions des uns et des autres sont aussi diverses, certains travaillent, d’autres sont à la retraite, tous disposent d’un temps à moduler, le soir, en continu dans la journée, l’après-midi, mais tous se rencontrent, se croisent, se parlent. Non seulement être ensemble est déterminant mais il y faut aussi beaucoup de tolérance au regard qui regarde, à l’espace de chacun, à la manière de l’investir. Une tolérance qui est la condition nécessaire d’une transmission, d’une expérimentation. Dans un atelier, l’enseignement vient surtout des autres, des pairs. Prendre et laisser prendre, apprendre, voilà la règle fondamentale de l’atelier, son esprit. Il faut beaucoup d’attention à l’autre, beaucoup d’attention à soi pour pouvoir s’exposer sans crainte, demander et donner avec confiance. L’atelier est cet univers de glissement des plaques, avec plus ou moins de douceur, de friction, une tectonique souple ou rude, qui donne naissance à de nouveaux mondes. De nouvelles terres qu’il s’agit d’explorer, ensemble et séparément, côte à côte et parmi. Au coeur de la chapelle, le choeur ! Une ambiance travailleuse, faite d’odeur d’encre, d’essence, d’huile, de white-spirit que l’on essaie parfois sans odeur. Un univers de compagnonnage, d’artisans aux prises avec la création, seuls et avec les autres.

     En septembre à l’atelier du Thabor, pour les inscriptions, il faut se lever tôt car la queue bigarrée s’étend entre les parterres de fleurs, les pelouses, le cloître et le parking. Le nombre d’adhérents est de plus en plus important, il sature l’espace de l'atelier. Au-delà c'est mission impossible. Et pourtant il faut bien accueillir les nouveaux. D’ailleurs des solutions sont recherchées, confie Jacques Boyer, le président de l’association. Des idées fusent, annexes, extensions, complément d’animateurs, ajouts de permanences... Les échanges sont nombreux, vivants, mouvementés. Depuis Pierre Gilles, de l’eau a coulé sous les ponts, les conditions d’accueil se sont précarisées, surtout pour les graveurs, car l’atelier est d’une certaine manière victime de son succès. Il s’agit sans aucun doute et avec confiance d’encourager l’évolution d’une vision et les conditions de son maintien.
    L’atelier ouvre sa porte et laisse apercevoir dès l’entrée, les presses à eaux-fortes, la bête à cornes lithographique, les pierres matrices, les chevalets rangés contre le mur du fond. Ils sont nombreux à tenir à ce lieu, à le soutenir et s’en soutenir, un juste équilibre se cherche entre un lieu au service de l’art et un art au service d’un lieu, qui lui-même possède sa propre respiration et sa source d’inspiration.